Lorsque la société vide l’individu de son existence

Nous sommes passés d’être des individu à être un profil :

Depuis la fin du XXe siècle, la figure de l’individu s’inscrit en Occident dans une époque paradoxale : c’est au moment où tout y célèbre son triomphe qu’elle est arrivée à sa quasi-totale disparition. La figure de l’individu correspondait à un découpage qui définir l’individu comme le propre de l’humain qu’il prétend de surcroît autonome, producteur de sons sens et réductible aux phénomènes de conscience. Ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’individu correspond plutôt au profil ou à l’avatar auquel chacun de nous est censé déléguer ses fonctions, voire s’identifier. Bien présenté sous les airs d’un parfait matérialisme technologique, ce profil ou avatar renvoie en réalité à un dispositif métaphysique. Si la figure de l’individu désigne cette entité qui s’imagine comme un sujet face à un monde objet, se prétendant libre de ses choix et de ses actes, le profil résulte quant à lui d’un processus de vidage et de dislocation de l’individu et du monde. Alors que l’individu se vivait comme une unité intégrée, avec une intériorité, le devenir profil implique à l’inverse un processus de dissolution de toute unité sous la forme d’un ensemble de modules ou d’applications : il est le fruit de l’idée devenue dominante selon laquelle la différence entre la machine et l’ensemble du vivant serait simplement quantitative. Et, au lieu de se désespérer de la fin de son exception ontologique, l’individu devenu profil se réjouit de pouvoir se penser comme un ensemble de données modélisables qui devient la garantie de son bon fonctionnement et de sa totale intégration au monde de l’opérationnalité numérique.

La psychologie moderne s’occupe des profils :

Le concept marketing du bien-être tend dans les pays riches à présenter la vie comme une course vers le divertissement, pour la grande majorité de l’humanité, ceux qui vivent de l’autre côté de la frontière de ce nouvel apartheid, le seul objectif possible reste d’accéder à la survie. Sans oublier que la supercherie de ce grand supermarché du bonheur réside dans le fait que le bonheur n’arrive toujours que de surcroît. Toute activité qui le viserait de façon indirecte ne peut produire que son contraire : qui poursuit le bonheur se condamne au malheur. Soit parce que ces images identificatoires du bonheur sont impossibles à atteindre, soit parce que même si nous arrivons à y conformer nos vies, nous ne parvenons pas malgré tout à être heureux. Dans notre époque, hédonisme et utilitarisme sont devenus les voies qui aboutissent au même abîme du nihilisme.

Pour les chantres de la psychologie positive, l’individu est évidement au commencement et à la fin de toutes choses, ce qui fait de cette industrie du bien-être l’un des plus efficaces promoteurs de l’imaginaire du système technocratique. Dans cette perspective, l’individu autonome et libre de ses choix est aussi moralement responsable de son propre accomplissement, dans un souci permanent d’amélioration de soi. S’il est déprimé, stressé ou en situation d’échec, c’est parce qu’il lui manque la force, la volonté et la maîtrise de soi qui lui permettraient d’éliminer les obstacles se dressant sur son parcours. Les coachs et autres idéologues du « bon fonctionnement » font de l’individu un être de manque. Et ce qui lui manque est précisément ce qui lui permettrait de sortir de son état de fragilité.

Et contrairement à ce que prétendent ces pseudo-experts, les difficultés, la rareté, l’effort, les accidents ne sont pas de simples péripéties sur le chemin de l’épanouissement personnel : ils sont le chemin. C’est bel et bien une perversion de notre époque que de considérer la fragilité, donc la vie, comme un indésirable pour le vivant. L’existence se caractérise par cette permanente désaccommodation qui identifie l’être avec cet « effort pour » : ce que nous sommes, nous devons le devenir.

L’individu du fonctionnement, dans son identification avec une étiquette ou un rôle, aspire à éliminer toute distance de soi envers soi-même. Elle se définit en prétendant éviter son être, qui requiert toujours un effort pour se maintenir dans l’existence. C’est en se soumettant à la normativité d’une identité et en jouissant de cette identification que l’individu pense ainsi accéder au bien-être, enfin débarrassé de l’angoisse de l’imprévisible et de cette opacité toujours inquiétante des corps désirants.

Une idéologie masquée : 

Comme toutes les idéologies, celle du Big Data se présente comme foncièrement non idéologique. À la différence des autres toutefois, l’idéologie algorithmique ne prétend pas dire comment le monde doit être, elle affirme : « je suis le monde. » Un monde où il n’y a ni valeurs, ni récits, ni limites, ni même de finalité, si ce n’est celle de sa propre opérationnalité. Un monde autoréférentiel qui ne reconnaît rien d’extérieur à lui et par conséquent ne s’oppose à rien. Dans la réalité algorithmique, il n’existe pas d’autre. Toutes les formes existentielles singulières et complexes s’y trouvent réduites en composant simples et élémentaires, réagencés dans des processus qui « fonctionnent ».

À l’individu construit sur une série d’oppositions et d’obéissances à la norme tend ainsi à se substituer une société de profils sans altérité ni alternative où, dans la pure tradition de la psychiatrie réactionnaire, le dissident n’est plus qu’un défaillant. À celui ou celle qui ose encore, dans un imaginaire conflictuel, engager son corps dans la rue pour manifester, le pouvoir répondra qu’il n’a pas compris. Car, dans un monde chimérique du fonctionnement, les modèles ont toujours raison. Et lorsque, dans leur application, ils se brisent face au réel des corps, on expliquera alors que c’est le réel qui a eu tort.

 

 

Ouverture pour renouer avec l’Autre et réveiller la personne en soi : 

Contrairement aux usages du langage courant, le concept d’individu ne doit pas être confondu avec celui de la personne qui désigne la figure de chaque être humain, composant une communauté ou une société, et qui sera structurée et s’expérimentera comme un nœud de liens. Précisons un malentendu fréquent autour de cette notion : la personne, à proprement parler, n’a pas de liens ; elle est en réalité ce nœud de liens. C’est d’ailleurs le sens auquel renvoie l’étymologie du terme. En grec, Prosôm (ou en latin personna, même si la filiation entre les mots grecs et latin reste un sujet de débat) signifiait originellement « visage » et « masque » avant de prendre tardivement (à partir du IIe siècle de notre ère) le sens de personne. Or, pour les Grecs archaïques et classiques, derrière le masque, il n’y a pour ainsi dire personne. Comme l’a montré l’historienne Françoise Frontisi-Ducroux, le prosôpon grec ne dissimule aucune vie antérieure. Tout au contraire, le masque comme le visage « révèle et exprime ». Comme le rappelle Jean Pierre Vernant : « le moi n’est ni délimité ni unifié : c’est un champ ouvert de forces multiples. Surtout, cette expérience est orientée vers le dehors, non vers le dedans. »

La vision moderne de la réalité a séparé le soi de l’autre, la pensée du ressenti. Dans une perspective relationnelle, ces différences ne tiennent plus. Ce qui apparaissait comme des entités séparées et autonomes est maintenant vu comme interdépendant. Ce qui apparaissait comme “autre” peut également être interprété comme coexistant de “soi”.

L’être a moins besoin d’être vue que la personnalité. L’objectif est de viser plutôt à une présence connectée aux autres et au monde qui nous entoure. Néanmoins, la verticalité confronte encore au fait que nous avons toujours beaucoup à apprendre pour cultiver cet art d’être debout tout en restant humble. Les êtres humains sont les seuls sur terre à vivre debout. C’est peut- être en partie à cause de cette position singulière et unique que nous avons perdu notre humilité dans notre relation au monde vivant. L’objectif serait donc en revenant au corps et à la sensation, de retrouver une relation avec soi et avec le monde, bien plus équilibré. Renouer avec le réel, le vécu et l’expérience directe de chacun. 

C’est Gurdjeff qui a été le premier à utiliser les termes de « considération intérieure » et « considération extérieure ». Ce changement de regard si présent dans de nombreuses écoles de connaissance. La considération intérieure est un processus mécanique mental et émotionnel, fonctionnant automatiquement sans que nous en soyons conscients.

Celle-ci a deux aspects :

Le premier, c’est le fait de prendre en considération ce que l’autre pense de moi. J’accorde alors une telle importance à l’autre que je n’existe plus que par son regard. Je n’existe que parce que l’autre me considère. La valeur que j’ai est fonction de ce que l’autre me montre.

Le second aspect, c’est le fait de considérer l’autre à travers mes propres valeurs, mes opinions, mes jugements, mes acquis. Je ne vois donc jamais l’autre, je ne le connais jamais, parce que je le fais passer à travers mes filtres. Et le faisant passer à travers mes filtres, je le juge et je le piétine.

La « considération intérieure » découle de l’idée, totalement subjective, que vous vous êtes faite de vous-mêmes et des autres. Elle s’est forgée à partir de votre personnalité qui nourrit votre auto-importance que vous vous êtes donnée.  C’est un nouveau regard que vous devez inviter pour pouvoir changer la structure de votre pensée. L’objectif est d’apprendre à entrer en relation avec mon environnement à établir des corrélations. Si je suis important, rien n’existe d’autre que moi. Mais si je suis nécessaire, dans quelle fonction suis nécessaire ? Un organe a une fonction dans un organisme. Dans quelle organisation, dans quelle structure, quel milieu, suis-je nécessaire ? Comment est-ce que je peux être efficace vis-à-vis des personnes qui sont autour de moi si je ne suis pas efficace vis-à-vis de moi-même ?

Par contre, dans la « considération extérieure », je suis libre de l’opinion de l’autre vis-à-vis de moi-même. Je ne suis pas indifférent non plus. Mais je suis libre, parce que je ne suis plus identifié à ma personnalité. J’accepte l’altérité de l’autre, je ne l’annule plus. Je peux écouter son point de vue sans me nier moi-même pour autant. En considérant l’autre extérieurement de moi-même, je peux ainsi savoir quel type d’être humain j’ai en face de moi, afin de lui parler dans sa langue et pas dans la mienne. Lorsque l’autre vous parle, la « considération extérieure » ne peut émerger que si vous avez en vous un silence qui vous permet d’avoir une distance. Cette distance, c’est la non-identification à ce que je suis, à ce que je sais et à ce que je pense par rapport à l’autre.

 

Source : 

Les nouvelles figures de l’agir de Miguel Benasayag et Bastien Cany. 

La voie du sentir de Luis Ansa 

 

 

en complément :