À l’ère de la saturation informationnelle, où les données brutes peinent à captiver l’attention, le storytelling s’impose comme un outil central dans les dynamiques d’influence sociale. Issu du monde du marketing et de la communication, il dépasse aujourd’hui ces frontières pour s’imposer comme un levier d’orientation des imaginaires collectifs, de mobilisation politique, voire de transformation sociale. Que ce soit dans des vidéos de divertissements, les campagnes électorales, les stratégies d’entreprise, les mouvements militants ou les récits médiatiques, le storytelling joue un rôle fondamental : celui de donner du sens, de créer de l’adhésion et de façonner les perceptions.
Définition et enracinement théorique du storytelling
Le storytelling, ou « mise en récit », désigne l’art de structurer un message ou une idée sous forme narrative. Il s’appuie sur des schémas fondamentaux d’identification, de conflit, de résolution, souvent inspirés des structures classiques du conte, telles que formulées par Joseph Campbell. Selon Christian Salmon, qui a popularisé le concept dans une perspective critique, le storytelling s’est imposé comme une nouvelle forme de gouvernement des esprits, où les récits remplacent les arguments. Dans la lignée de la pensée post-structuraliste (Lyotard, Foucault), on peut considérer que le récit ne décrit pas simplement la réalité : il la construit. Ainsi, le storytelling devient un outil performatif : il produit des effets sur le réel en orientant les représentations et les comportements.
Un instrument stratégique au cœur des pouvoirs contemporains
Aujourd’hui, le storytelling est omniprésent dans la sphère politique et médiatique. Les campagnes électorales modernes ne se limitent plus à un programme : elles racontent des histoires. Celle d’un homme ou d’une femme « venu du peuple », d’un combat contre « le système », d’une renaissance nationale, etc. Ces récits, soigneusement scénarisés, visent à créer une identification émotionnelle. Dans le monde de l’entreprise, le storytelling est également un outil de management. Il permet de construire une culture commune, de motiver les salariés, mais aussi de forger une image de marque. Il en va de même dans les médias : face à l’éclatement des faits, le récit devient le fil rouge par lequel l’information capte l’attention et se diffuse sur les réseaux sociaux.
Entre manipulation et émancipation : une tension constitutive
Loin d’être un outil neutre, le storytelling soulève des enjeux éthiques majeurs. Son efficacité tient précisément à son pouvoir émotionnel, à sa capacité à court-circuiter le raisonnement critique en mobilisant les affects. Il peut donc devenir une arme de propagande, comme l’ont montré les mises en récit de certaines guerres contemporaines (l’exemple de la guerre en Irak et l’affaire des « armes de destruction massive » en est un cas emblématique). Mais le storytelling peut aussi être réapproprié à des fins émancipatrices. C’est ce que montre le développement du narrative activism : des mouvements comme Black Lives Matter, Extinction Rebellion ou les défenseurs des peuples autochtones mobilisent leurs propres récits pour déconstruire ceux imposés par les pouvoirs dominants. Le récit devient alors un outil de contre-pouvoir, de résilience et de résistance symbolique.
Le rôle des récits dans la transformation sociale
Au-delà de l’influence ponctuelle, le storytelling participe à la structuration des imaginaires collectifs. Il façonne ce que Cornelius Castoriadis appelait « l’imaginaire social instituant » : la capacité d’une société à se représenter autrement et à créer de nouvelles normes. Dans ce cadre, le récit ne se contente pas d’orienter les comportements ; il ouvre ou ferme des horizons de possibles. Des courants comme le solarpunk ou les récits de transition écologique montrent comment le storytelling peut aider à sortir de l’imaginaire du désastre pour proposer des visions désirables du futur. Ainsi, le récit devient non seulement un outil d’influence, mais aussi un outil de projection collective, capable de stimuler l’engagement et de transformer les subjectivités.
Conclusion
Le storytelling est aujourd’hui au cœur des luttes pour le sens. Qu’il s’agisse de communication politique, de narration médiatique, de management entrepreneurial ou de mobilisation militante, il agit comme un puissant vecteur d’influence sociale. Mais son pouvoir ambivalent oblige à une vigilance critique : utilisé à des fins manipulatrices, il devient un instrument de domination ; réapproprié par les citoyens, il peut redevenir un outil d’émancipation, de résistance et de transformation du monde. En ce sens, repenser le storytelling, c’est repenser notre capacité à faire récit, et donc à faire société.
sources :
Salmon, Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits
Ryan, Narratologies contemporaines : Nouvelles approches du récit
Rumpala, Histoire et récit dans les stratégies politiques