Le style est souvent envisagé comme une question de goût, d’esthétique personnelle ou d’expression artistique. Pourtant, dans une perspective anthropologique et ethnologique, le style constitue un fait social total, une forme d’expression de l’identité collective et individuelle, profondément enracinée dans des contextes culturels, symboliques et historiques.
Le style comme fait social
Dans la tradition inaugurée par Émile Durkheim et Marcel Mauss, les comportements humains, y compris esthétiques, ne peuvent être pensés comme de simples choix individuels. Le style, qu’il s’agisse d’habillement, de langage, de décoration ou de gestuelle, est une construction sociale. Marcel Mauss, dans son célèbre texte sur les techniques du corps, montre que des gestes aussi « naturels » que marcher, s’asseoir ou nager sont en réalité appris et culturellement codifiés. Il en va de même pour le style : il est une manière collective de faire, de dire, de montrer. En ce sens, le style est un habitus, pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire un ensemble de dispositions incorporées qui orientent nos pratiques esthétiques sans que nous en ayons toujours conscience. Les goûts eux-mêmes sont façonnés par les structures sociales, les positions de classe, de genre, d’ethnie, etc.
Le style comme cosmologie incarnée
Dans une perspective ethnologique, le style ne renvoie pas seulement à la distinction sociale, mais aussi à une vision du monde. Chez les peuples autochtones, le style vestimentaire ou ornemental est souvent lié à des cosmologies, des mythes fondateurs, des relations avec les ancêtres ou les esprits. Le style devient ici une mémoire vivante, une manière d’habiter symboliquement le monde. L’anthropologue Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, souligne que les formes d’ornementation, les motifs, les matières utilisées traduisent des rapports au vivant, à la nature, aux entités non humaines. Le style n’est donc pas un surplus esthétique, mais une grammaire symbolique qui articule la place de l’humain dans l’univers. Mary Douglas, dans De la souillure, montre que les systèmes symboliques liés au corps et à la propreté obéissent à des logiques culturelles très précises, souvent inconscientes, mais rigoureuses. Le style, dans ce cadre, fonctionne comme une langue du corps, avec ses syntaxes, ses marques d’accent, ses exceptions. Et comme toute langue, il est à la fois structurellement contraint et ouvert à la créativité. L’individu n’invente pas son style ex nihilo ; il bricole à partir d’un répertoire hérité, localement situé, historiquement stratifié.
Le style peut également fonctionner comme forme de résistance. Dans de nombreux contextes postcoloniaux, diasporiques ou subalternes, des groupes mobilisent le style pour affirmer leur mémoire propre contre les récits dominants. Le vêtement, le langage corporel ou la coiffure deviennent des affirmations d’identité, de souveraineté, de survivance culturelle. Ainsi, dans les cultures afro-diasporiques, les locks, les motifs wax ou les danses urbaines incarnent une mémoire de l’Afrique, de l’esclavage, du métissage et de la résistance. Le style devient ici une archive vivante, non seulement du passé, mais aussi d’un avenir imaginé.
Style et individualisation contemporaine
La mode incarne une tension entre le désir de distinction et celui d’appartenance. Le style, en tant que manière singulière de se présenter au monde, apparaît ainsi comme un langage social, une façon de dire « je » à travers des signes reconnus collectivement. Dans les sociétés modernes où les institutions traditionnelles perdent leur autorité, l’individu se retrouve chargé de produire lui-même sa biographie. Le style devient alors un outil de subjectivation, permettant de manifester une cohérence entre les choix esthétiques, éthiques et existentiels.
Cependant, cette liberté apparente cache une forme subtile de contrainte. Comme l’a montré Michel Foucault, les sociétés modernes exercent un pouvoir non plus par l’imposition mais par la normalisation : l’individu est incité à se « gouverner lui-même », à travailler à sa propre mise en forme. Ainsi, le style personnel est aussi le produit de technologies de soi, où l’on se façonne selon des modèles culturellement valorisés. Zygmunt Bauman, quant à lui, parle d’une individualisation négative, où les individus sont contraints de se singulariser dans un monde précarisé, fluide, où les appartenances sont instables. Dans cette société dite liquide, le style devient une stratégie de survie symbolique, un moyen de se rendre visible et désirable dans un espace saturé de signes. Le style contemporain est ainsi pris dans une tension entre authenticité et performativité. D’un côté, les individus aspirent à exprimer leur « vrai moi » à travers leurs goûts, leurs vêtements, leurs choix esthétiques ; de l’autre, ils doivent s’adapter à des codes, des tendances et des algorithmes qui orientent leurs pratiques. Le culte de l’authenticité peut alors se retourner en nouvelle norme, comme l’a montré Eva Illouz dans ses travaux sur les émotions et la culture capitaliste. Loin d’être un simple ornement, le style devient un enjeu identitaire et parfois existentiel. Il participe d’un récit de soi que chacun est sommé de produire, exhiber, mettre à jour, notamment sur les réseaux sociaux, sous peine d’invisibilité. Le vêtement, la décoration, la manière de parler ou de se mouvoir, tout devient porteur de signes à décoder, autant d’indices d’un capital symbolique personnel à entretenir.
Face à ces dynamiques, certains penseurs et mouvements proposent une réappropriation du style comme geste éthique. Ivan Illich ou André Gorz, en appelant à une sobriété choisie, invitent à repenser le style non comme pure stratégie de distinction, mais comme expression de valeurs et de relations au monde. Le développement du solarpunk, par exemple, illustre cette tentative de styliser la vie d’une manière écologiquement et socialement responsable. De même, le retour de l’artisanat ou du vêtement réparable participe d’une résistance douce à la logique consumériste et à l’esthétisation permanente de soi. Il s’agit alors moins d’affirmer un ego que de cultiver une forme de présence au monde, où le style retrouve sa dimension politique et poétique.
Style, distinction et pouvoir symbolique
Dans La Distinction, Bourdieu analyse le style comme un marqueur de distinction sociale. Les classes dominantes imposent un goût légitime, une esthétique valorisée par les institutions culturelles, tandis que d’autres styles, populaires, subalternes ou exotiques, sont souvent marginalisés ou folklorisés. Le style devient un enjeu de lutte symbolique : il dit qui appartient à quoi, qui a le droit d’être visible, et selon quelles modalités. Mais il serait réducteur de voir le style seulement comme un outil de domination. Les mouvements subculturels (punks, hip-hop, gothiques, etc.) montrent que le style peut aussi être une forme de résistance, une réappropriation du corps et de l’espace public.
Les subcultures, telles que définies par les Cultural Studies britanniques, sont des groupes sociaux qui développent des pratiques culturelles distinctes de celles de la culture dominante. Ces pratiques incluent notamment des styles vestimentaires, musicaux, langagiers, mais aussi des attitudes corporelles et des rituels sociaux. Les subcultures offrent à leurs membres une forme de solidarité et de reconnaissance mutuelle. Elles se construisent souvent en opposition aux institutions sociales hégémoniques (l’État, l’école, les médias, la famille) et constituent un espace de liberté expressive, voire d’expérimentation politique.
Dans une perspective plus symbolique, le style subculturel peut être analysé comme un rite de passage moderne. Intégrer une subculture implique souvent de modifier son apparence, de rejeter les codes vestimentaires familiaux ou scolaires, et de se soumettre à un processus d’initiation par le style. Victor Turner, dans ses travaux sur les rituels de passage, parle de liminalité : un moment de transition où l’individu quitte une identité pour en endosser une nouvelle. Le style, dans ce cadre, devient une peau symbolique, un habit de transformation qui signale un changement de statut, une nouvelle subjectivité. Il ne s’agit donc pas seulement d’être à la mode, mais d’habiter un rôle, de vivre une appartenance profonde à un monde distinct de celui des « autres ».
L’anthropologue Dick Hebdige propose une lecture sémiologique du style subculturel. Pour lui, chaque détail stylistique (chaussure, coupe de cheveux, accessoire) est porteur d’un sens : il communique une posture sociale, une opposition, une appartenance. Par exemple, les punks recyclaient les objets de la société de consommation (chaînes, épingles à nourrice, sacs-poubelle) pour en faire des emblèmes de défi. Leur style devient un bricolage symbolique, une esthétique du chaos révélant leur refus de l’ordre bourgeois et leur cynisme face aux idéaux dominants. Ainsi, le style n’est pas ornemental, il est narratif et politique. Il raconte une histoire collective, il donne forme visuelle à un imaginaire, il devient une arme poétique dans la lutte pour la visibilité et la reconnaissance.
Avec la mondialisation des cultures populaires, les styles subculturels circulent, se réapproprient, se transforment. On parle alors de post-subcultures ou de cultures hybrides. Le hip-hop, né dans les ghettos new-yorkais, a été reconfiguré au Japon, au Sénégal, en France, en y intégrant des éléments locaux. Cette circulation donne lieu à des formes d’innovation stylistique où le local et le global se croisent. Le style devient un lieu de négociation culturelle, un espace de métissage et parfois de tension entre appropriation et réinvention. L’anthropologie urbaine s’intéresse ainsi à ces dynamiques pour comprendre comment les jeunes, dans des contextes très divers, utilisent le style pour affirmer leur identité et créer des mondes à eux.
Conclusion : Le style, entre système et poésie
Le style, vu sous l’angle anthropologique et ethnologique, ne peut être réduit à une affaire personnelle ou artistique. Il est le lieu d’inscription des structures sociales, des cosmologies culturelles, et des résistances symboliques. Il est aussi une manière de poétiser l’existence, de styliser sa manière d’être au monde, dans les cadres, plus ou moins contraignants, des cultures et des sociétés.
Le style subculturel n’est ni marginal ni superficiel. Il est un langage complexe, un art du quotidien, un répertoire d’expressivité sociale. Il permet aux individus et aux groupes de dire ce qu’ils sont, ce qu’ils refusent, et ce à quoi ils aspirent. Dans une perspective anthropologique, les subcultures sont des laboratoires de subjectivité et de créativité, où le style opère comme une médiation entre soi, les autres, et le monde. Styliser son existence, c’est produire du sens, résister à l’uniformité, et inventer de nouvelles façons d’être au monde. En somme, le style subculturel est un acte poétique et politique : il crée du visible à partir de l’invisible, du commun à partir du singulier, du monde à partir de soi.
Il révèle, en creux, notre manière de penser l’humain, le corps, la relation à l’autre et au monde. En somme, le style est autant un signe qu’un monde : il dit ce que nous sommes, mais aussi ce que nous rêvons d’être.
basé sur des cours d’anthropologie à la fac Jean Jaures.