Notre société a fait de l’analyse empiriste le fondement de son savoir, reléguant à la marge toutes les autres formes de connaissance. Ontologie, spiritualité, philosophie, autant de disciplines jugées superficielles, voire dangereuses, car incapables de se plier aux critères rigides de la preuve scientifique. Mais en oubliant ces approches, c’est le sens même qui a été perdu. Car l’être humain n’est pas seulement un calcul rationnel voir mécanique : il est passion, désir, fluctuation, et comme le soulignait Spinoza, ce sont ces passions qui orientent profondément notre nature. La raison et l’éducation seules ne suffisent pas à produire l’altruisme ou la sagesse : elles n’effacent ni le chaos ni le souffle des affects.
Avant la modernité, lorsque le monde se percevait à travers le prisme d’une culture chrétienne traditionnelle, la vie quotidienne était envisagée comme imparfaite par essence. L’écart entre théorie et réalité n’était pas un scandale, mais une évidence. Pour comprendre cette nuance, il est utile de distinguer le possible du compossible, concept de Leibniz. Le possible renvoie à ce qu’une logique pure pourrait concevoir ; le compossible, à ce qui s’inscrit réellement dans le tissu biologique et culturel du monde. (Une personne peut, en théorie, traverser une autoroute à pied, mais la réalité biologique et sociale rend l’événement quasi impossible : la survie y est statistiquement improbable). Ainsi, la modernité a renversé cette approche : le réel est désormais pensé comme idéal, et toute imperfection n’est plus un écart normal mais un accident à corriger. Cette vision explique que l’on s’interroge toujours sur le « vrai » communisme, le « vrai » capitalisme ou le « vrai » libéralisme, en oubliant que ces idéaux ne sont pas des réalités, mais des instruments de dépassement de soi, des guides pour l’aspiration humaine. Comme le précise Norman Fisher, les idéaux reflètent notre nature religieuse profonde et, mal utilisés, peuvent devenir toxiques si l’on les confond avec le réel : ils doivent nous inspirer, mais non nous contraindre.
Dans cette perspective, le libéralisme selon Adam Smith décrit la société comme un espace où s’épanouissent les actions individuelles, libres et autonomes, et où chaque acteur poursuit ses fins propres. Si l’on accepte que la nature humaine tende à rechercher son intérêt personnel, alors l’échange économique devient l’illustration par excellence d’une rationalité humaine appliquée. Mais derrière cette apparente harmonie se cache un mécanisme subtil : la marchandisation des relations, où l’humain se réduit à transaction. La souveraineté individuelle, portée comme idéal, a occulté le rôle social fondamental de l’existence collective.
Fuir le réel est alors devenu un réflexe. L’imaginaire se substitue au monde concret : le futur projeté comme idéal devient norme immédiate, créant un renversement paradoxal où la théorie se confond avec la réalité. Les réseaux sociaux, les jeux vidéo, les avatars que nous construisons, sont autant de refuges face à l’austérité et à la complexité du monde réel. La quête d’évasion devient une tentative de réconciliation avec un monde qui ne correspond pas aux idéaux intérieurs.
Cette tension a produit une forme d’individu artificiel, dépouillé de ses contradictions et de son quotidien, modèle d’un humain standardisé. La culture contemporaine célèbre ce « héros universel » : le développement personnel devient un travail sans fin pour atteindre une figure idéale, vide de ses imperfections. Nous sommes passés d’une époque de représentation, où l’on cherchait l’idéal, à une époque de présentation, où l’on vit un idéal possible, corrompu par les accidents de la réalité.
La transparence, obsession moderne, a elle aussi colonisé l’intime : exhiber devient une norme, et le regard social s’impose comme juge implacable. Le langage s’épure de toute métaphore, le secret devient marginal, le sacré relégué à l’ombre. La sexualité, la mort, le privé sont ainsi mécanisés, réduits à ce qui peut être nommé, classé, maîtrisé.
Dans ce contexte, le relativisme absolu, souvent mal compris, glisse vers un nihilisme latent. Là où le pluralisme relationnel invite à la nuance et à la considération des multiples réalités, le nihilisme nie la substance et les valeurs, effaçant la hiérarchie et le sens. Le monde devient un terrain de dépossession, où l’impuissance sociale domine et où l’action collective s’efface devant l’individualisme. Kierkegaard l’avait pressenti : la liberté de parole devient compensatoire face à la rareté de la véritable liberté de penser.
Les conséquences psychiques se manifestent partout. La confrontation entre l’individu réel et l’idéal normatif médiatisé engendre deux voies. Certains cherchent à s’ajuster à l’idéal artificiel, recourant à la thérapie ou aux médicaments, culpabilisant à chaque singularité. D’autres choisissent l’évasion, via drogues, immersion dans la nature ou retrait des contraintes sociales, affirmant leur liberté d’exister en accord avec eux-mêmes. Dans les deux cas, se révèle le choc entre un monde normatif, idéal, et la substance brute de l’humain : désirs, contradictions, pulsions, toutes forces vives que la modernité tente d’aseptiser mais qui résistent obstinément.
Pour aller plus loin :
- L’occidentalisation du monde de Serge Latouche
- Eloge du conflit de Miguel Benasayag et Angelique del Rey
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- Essai sur l’individualisme de Louis Dumont
La suite de la réflexion ici : l’être et le fait politique