L’humain occidental vit dans une culture prométhéenne qui se manifeste à travers une recherche de plaisir individualiste. Un goût des prouesses et de l’extrême (autant extérieure qu’intérieure). Son idéal n’est plus l’homme social équilibré et aligné cher aux Grecs, et à certaines sagesses, mais l’humain illimité à la recherche de plaisir constant. Dernier cri remède face à un désarroi de sens dans une période d’effondrement des idéologies, des utopies sociales et des désacralisations des religions. Le nihilisme néolibéral devenant réponse au sens de l’existence.
Le bonheur à l’ère antique
Pour Aristote on ne peut être heureux hors de la cité. En effet, le bonheur consiste dans un état de satisfaction totale, qui est la fin naturelle et ultime de l’homme, ce grâce à quoi il se réalise, s’épanouit (être heureux = réaliser son humanité). L’homme se définit par sa sociabilité. Il est naturellement sociable (un « animal politique »). En effet, seul, il possède la faculté de parler du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Or, ce sont des valeurs appelant la discussion, le débat. Alors, il a besoin de la cité, du vivre-ensemble, pour s’épanouir, car ce vivre-ensemble est ce grâce à quoi il va pouvoir réaliser son humanité (discuter du bien et du mal, etc.)
Deux conclusions s’imposent donc à Aristote : le bonheur n’est pas quelque chose de personnel, de propre à chacun. L’état de satisfaction complète, dans lequel rien ne nous manque, n’est pas un accomplissement de l’individu, mais de notre humanité. Et cet état n’est pas possible hors de la vie politique. Hors de la cité en effet, pas d’homme, mais soit une bête, soit un dieu, car nous ne pouvons y rencontrer les conditions qui réalisent l’humanité (mettre en commun nos idées de juste et d’injuste, de bien et de mal). Si nous ne vivons pas en cité, avec d’autres hommes, alors, nous manquons finalement de tout. Enfin, le bonheur est la finalité propre du politique : si on vit ensemble, ce n’est que pour cela.
Le bonheur contemporain
Comme l’explique Eva Illouz dans « Happycratie » La quête contemporaine du bonheur n’a plus rien à voir avec le discours des vertus ou de la raison, ni avec le discours de vision sociale et politique. Le bonheur contemporain est un but en tant que tel, à réaliser pour et par l’individu. Celle-ci contribue à accentuer la division du social en individus, puisque le bonheur n’a plus rien à faire avec des vertus publiques et reconnaissables, n’est plus de l’ordre du bien général et collectif ; il appartient à la vie privée, au moi personnel. L’injonction au bonheur s’accompagne de l’idée selon laquelle nous sommes tous capables de bonheur si seulement nous savons activer de la positivité. Cela crée donc une nouvelle forme de responsabilisation des individus, qui sont désormais responsables et coupables de se sentir heureux ou malheureux. C’est une trouvaille formidable pour le pouvoir puisque les individus désormais n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes pour améliorer non pas leurs conditions de vie, mais leur sentiment vis-à-vis de leurs conditions de vie. Donc le bonheur est passé d’une vision collective d’émancipation sociale à un bonheur personnel fait de pulsion consommable. Partant des droits de l’Homme qui annoncent que le bonheur est un droit inaliénable, un gouvernement est légitime si le peuple est libre et heureux (voir Benjamin Constant sur ce point).
Qu’entendre alors par » droit au bonheur » ?
Chacun a le droit, non au bonheur, mais à une organisation collective qui ne mette pas d’obstacles à sa poursuite. De même, nous ne pouvons prétendre au » droit à la santé » car la santé dépend de nombre de facteurs sur lesquels la société n’a pas de prise. Par contre, nous pouvons exiger le » droit aux soins » qui ne dépend que du bon vouloir collectif. Noter que ces conditions du bonheur ne sont pas des biens matériels (ce sont des questions sociales et non Étatique : sa fonction n’est pas de rendre possibles la production et la consommation ; et société de masse n’empêche pas l’aliénation). Il appartient à l’Etat de lutter contre les obstacles objectifs au bonheur : l’inculture, qui conduit à l’ignorance de soi ; l’instrumentalisation de la personne ; l’aliénation aux besoins. Ici et ici seulement, l’Etat vise un bien qui est commun à chacun et à tous ; la possibilité d’une vie qui ne se limite pas à la vie biologique.
Tocqueville définit la liberté comme le « droit égal et imprescriptible, pour chaque individu, à vivre indépendant de ses semblables en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même et à régler comme il l’entend sa propre destinée« ; caractéristique majeure : elle est individuelle ; l’Etat ne doit pas se mêler de nos affaires (idée libéraliste). Tocqueville oppose cette liberté à celle des Anciens, pour lesquels la liberté était éminemment politique (être libre, c’était le droit pour un citoyen de participer à la souveraineté). De nos jours, nous, nous revendiquons la liberté hors de l’Etat, presque contre finalement. Cette liberté va inéluctablement s’auto-détruire : finalement, on va vouloir laisser à l’Etat, à un petit nombre de représentants, la tâche de régler les affaires publiques, afin de jouir en paix et en privé des biens matériels et des activités épanouissantes ; ce qui mène à une perte de responsabilité et à l’anéantissement de la démocratie, car ces représentants peuvent faire ce qu’ils veulent, « on s’en fout » -en tout cas, il est trop tard de se plaindre une fois que le mal est fait (que notamment, on constate les dérives des politiques au pouvoir). Le goût pour le bien-être matériel mène d’un autre côté à une demande sans cesse croissante pour que l’Etat satisfasse notre bien-être. Cela vient de notre désir de sécurité ; on va vouloir que l’Etat utilise sa fonction pour protéger notre personne et nos biens. Au bout du compte, on demande donc à l’Etat qu’il s’occupe de ce bonheur privé de manière paternaliste.
L’énantiodromie le mal de l’utopie ou de l’idéologie, qui détourne la vision du bonheur.
Lorsque l’on veut construire un monde idéal par des principes rigide, on obtient son contraire. C’est en quelque sorte la revanche de la « nature » sur le désir humain de lui substituer un univers totalement contrôlé. « Il n’y a rien dont l’exécution est plus difficile ou la réussite plus douteuse ou le maniement plus dangereux que l’instauration d’un nouvel ordre des choses», disait en son temps Machiavel. A une époque où les tensions deviennent de plus en plus visibles, la population intériorise de fait que l’objectif de société, qui est une paix absolue, basé sur un être de raison, est fortement retardé si ce n’est annulé. La réaction entraîne la population dans une forme d’angoisse inconsciente, face à une société qui exprime à longueur de journée que tout idéal est à porté de main.
La personne occidentale se réoriente alors vers un objectif de vie à court terme : la jouissance. A ne plus avoir de vision collective sur un avenir social, et de ne plus avoir de voie spirituelle qui donne du sens à notre existence ; nous cherchons dans notre vie une démarche qui nous entraîne vers le plaisir. Elle pend parfois la forme d’une recherche de bonheur, d’un certain idéal via le développement personnel. Pour le médecin américain Robert Lustig, la quête du plaisir, fondée sur la dopamine, est l’ennemie du bonheur, qui dépend, lui, de la sérotonine. L’auteur postule que ce mécanisme de récompense a été hacké par les grandes compagnies pour nous faire toujours plus consommer.
Le bonheur devenant alors vital et source d’individualisme remettant l’Autre à une place utilitariste. Aucune société n’a jamais connu une expression de son désir aussi libre pour chacun. Ce qui entraîne en réaction des personnes qui sont toujours dans la réclamation. De nos jours, il paraît logique que chaque être humain doit trouver dans son environnement de quoi le satisfaire, pleinement. Et si ce n’est pas le cas, c’est un scandale, un dommage à corriger. Ainsi, dès que quelqu’un exprime une quelconque revendication, il en devient légitime en droit, et la législation doit rapidement en être modifiée pour réparer cet incident passager. Une formidable liberté, mais en même temps absolument stérile pour la pensée. Tout nous conduit désormais à considérer que notre besoin et notre droit d’avoir du plaisir pour notre épanouissement personnel sont les seules directions qui devraient régir nos vies. Le reste n’étant là que pour organiser notre accessibilité à la jouissance. Notre société de consommation rendant les plaisirs très accessibles, la frustration inhérente à l’Homme, d’après des courants psychologiques et certains courants spirituels, n’est désormais pas bonne du tout à supporter.
Dans notre monde actuel où la souffrance comme la douleur sont interdites, devenant une problématique à guérir, la question que l’on peut ce poser est : Tout ce qui est possible est-il souhaitable ? Pour avoir des pistes de réponses face à cette question, arrêtons nous un instant sur le concept d’ Hubris. Comme l’explique le neuropsychologue Sebastian Dieguez : le concept d’hubris est tiré non seulement de la psychanalyse, mais également de la philosophie grecque. On le retrouve chez Platon et Aristote, on le retrouve aussi au théâtre, où il permet de raconter de grandes épopées, où le succès monte à la tête du héros, qui prétend se hisser au rang des dieux ; il est alors impitoyablement remis à sa place par Némésis, la déesse de la vengeance. L’hubris grec renvoie à la démesure et à ses conséquences funestes. Malheureusement, il n’existe pas en français d’équivalent satisfaisant au mot anglais hubris. Une approximation serait « orgueil démesuré ». Mais le champ sémantique du terme anglais est beaucoup plus large : il associe narcissisme, arrogance, prétention, égotisme, voire manipulation, mensonge et mépris. Le terme renvoie également à un sentiment d’invulnérabilité, d’invincibilité et de toute-puissance, en y associant un certain pathétique. Comme le narcissisme, l’hubris désigne aussi un manque d’intérêt pour tout ce qui ne concerne pas le sujet personnellement, une absence générale de curiosité. La caractéristique principale de l’hubris est qu’il est visible de tous, sauf du principal intéressé et de ses fidèles.
La liberté individuelle est donc là, mais au prix de ce qui serait la disparition de la pensée qui fait sens avec le réel, donc apportant une confrontation idéologique avec l’autre. L’excès devient peu à peu la nouvelle norme, et pour freiner cela, vient le règne de l’hygiénisme : la santé comme loi ou comme le nomme le philosophe M. Foucault : le biopouvoir. Lorsque l’État s’occupe de la gestion de la vie et de la santé. Un très bon exemple de cela peut être au japon où l’obésité est devenue illégale : les députés ont voté une loi sur un tour de taille maximum à partir de 40 ans : 85 centimètres pour les hommes et 90 pour les femmes. La loi : Métabo.
Or, la souffrance peut être composée d’un noyau de résistance constructrice non symbolisable pour l’être. Ce qui est vu comme un symptôme, un problème, est peut-être dans la singularité du sujet, son lien avec son rapport au monde. Le vivant dans sa biodiversité est sa fragilité. La vie est équilibre, supprimer ce qui est vu comme problématique pousse vers une homogénéisation qui est destructrice de la biodiversité et donc du vivant. Cela est entraîné par une dynamique politique d’infantilisation de l’être. Produisant de la normativité. Le régime politique qui au dépens ou au détriment de la liberté des uns ou des autres voudrait réaliser le bonheur de tous, supprimant les deux peu à peu. La pluralité des visions du bonheur fait que le bonheur ne peut être la fin d’un régime politique sous peine de totalitarisme. Attention, l’interdit moralisateur et le droit au plaisir sont l’un et l’autre important pour l’équilibre humain, mais en devenant tyrannique, le « tout plaisir » devient une drogue tout aussi dangereuse que l’était il n’y a encore pas si longtemps, le « tout interdit ».
Alors qu’avant, la dignité reposait sur l’honneur, elle repose de nos jours sur la préservation de la vie. Le symbolique (vue par Lacan), le cadre social qui créé la relation à l’autre a été supprimé ou réduit à la préservation individuelle de son existence. La société est fondée sur le culte de la libre expression des désirs, cherchant donc une harmonie avec un objet de satisfaction. La figure du père qui était symbole d’interdit se retrouve allant à l’encontre du culte social et donc perd toute légitimité. Seulement, le père (symboliquement) qui n’a plus d’autorité, de fonction de référence se retrouve à avoir une fonction anachronique que tout invite à rejoindre la fête. De ce fait, l’autorité disparaît en l’amalgamant à l’autoritarisme, déviance violente de cette dernière.
Cependant, par quel mécanisme pervers une valeur acquise par la postmodernité occidentale face à la culture chrétienne, est-elle devenu une loi et l’interdit d’hier la norme du jour ? Pascal Bruckner y apporte une réponse des plus pertinente. C’est que toute notre religion de la félicité est animée par l’idée de maîtrise : nous serions maîtres de notre destin comme de nos ravissements, capable de les édifier et de les convoquer à loisir. De fait, il existe une redéfinition du statut social qui n’est plus seulement du côté de la fortune ou du pouvoir mais aussi de l’apparence : il ne suffit pas d’être riche, encore faut-il avoir l’air en forme, nouvelle espèce de discrimination et de faire-valoir qui n’est pas moins sévère que celle de l’argent. C’est toute une éthique du paraître bien dans sa peau qui nous dirige et que soutiennent dans leur ébriété souriante la publicité et les marchandises.
Il existe donc deux domaines privilégiés du devoir de béatitude : la sexualité et la santé puisque l’une et l’autre se mesurent et font l’objet d’une attention continuelle. Éros a ceci de particulier qu’il rend l’amour calculable et le soumet au pouvoir des mathématiques ; dans le huit clos de la chambre à coucher les amants passent l’examen du bonheur et se demandent : sommes nous à la hauteur ? C’est à leur sexualité qu’ils demandent des preuves tangibles de leur passion. De la même façon, l’obsession de la santé tend à médicaliser chaque instant de la vie au lieu de nous autoriser une agréable insouciance. Cela se traduit par l’annexion au domaine thérapeutique de tout ce qui relevait jusque-là de l’ordre du savoir vivre. La nourriture par exemple ne se départage plus entre bonne ou mauvaise mais entre saine et malsaine. Le conforme l’emporte sur le savoureux. A vouloir éliminer toute anomalie, toute faiblesse on finit par nier ce qui constitue la principale vertu de la santé : l’indifférence à soi ou comme le disait Leriche le « silence des organes » (même si ce dernier est trompeur).
La santé au final nous coûte au double sens du terme, financièrement et psychologiquement, par toute sortes de contrôles, de surveillances. Elle nous met en position de ne jamais nous oublier puisque maladie et guérison se distingue de moins en moins au risque de créer une société d’hypocondriaque. Les thérapeutes de la santé deviennent de gentils inquisiteurs qui tarissent en chacun la principale source de joie : le détachement, l’insouciance, l’omission des petits maux quotidiens. C’est ce qu’on appelle l’état de grâce : cette parenthèse d’enchantement où l’on tient à distance la meute hurlante des tourments, où le hasard et la chance se coalisent pour nous inonder de leurs bienfaits.
Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes plus ou moins heureux que nos ancêtres : notre conception de la chose a varié et changer d’utopies, c’est changer de contraintes. Mais nous constituons probablement les premières société dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux. Vivre uniquement pour le bonheur, c’est donc vivre pour quelques instants et jeter le reste aux orties. Cela veut dire aussi que le malheur commence dès que le bonheur cesse alors que a majeure partie de l’existence échappe à cette alternative et se déroule dans un entre-deux boitillant fait de menues contrariétés, de préoccupations, de petits plaisirs, d’attentes, de projets. Nous voilà condamnés à maudire la banalité pour une recherche de sensationnalisme toujours grandissant, nous rendant aveugle à la douceur de la joie.
la faillite du récit, le désaveu de la parole…
Il y a un article bien connu de Walter Benjamin, « le Conteur», qui expose que nous ne sommes plus capables de raconter des histoires car, écrit-il, «le cours de l’expérience a chuté et il sombre indéfiniment». Si vous prenez par exemple la clinique à l’hôpital, la pédagogie, la vie professionnelle en entreprise, vous voyez que ce qui vient à la place de l’expérience, c’est l’information. Nous avons de même remplacé le dialogue par le communiqué. Mais l’information n’a de valeur qu’au moment où elle est nouvelle, où elle émerge et par conséquent, elle annule le temps.
désir et imagination ont-elles un potentiel subversif, dans notre société de spectacle et de consommation ?
Le désir n’est pas l’envie ou le caprice. Le désir naît d’un manque qui ne se laisse saturer par aucun objet, personne ou symbole. Il pousse à créer sans cesse, à inventer la vie sans la réduire à la répétition du passé ou aux conformismes des modes d’emploi. Il nous pousse à imaginer. Un individu ou une société qui méprise la fiction se condamne au mensonge. C’est la raison pour laquelle il n’y aura pas d’émancipation politique sans émancipation culturelle. Le jeu, la poésie, l’amour sont inutiles en apparence mais essentiels. Notre civilisation technicienne, en confondant le jeu avec le divertissement et le futile, en méprisant les fictions de la culture et de l’imagination, participe à la chosification de l’humain et de la nature. C’est une authentique catastrophe écologique qui finit par détruire l’environnement symbolique autant que celui de la nature.
Les politiques, au nom du bonheur matériel, des exigences de consommation et de bien-être auxquels les marchés prétendaient répondre, cèdent leur pouvoir de décision et d’initiative. Ils se désistent au profit d’un système dérégulé, affolé, incontrôlable, dont plus personne, ou presque, ne possède la maitrise se contentant d’en exercer la fonction. La technique, encore elle, décide pour nous. Dans tous les domaines les automatismes tendent à prévaloir sur la liberté. Bien sûr pas les automatismes d’antan, mais des automates souples, fluides, numériques, captant et façonnant insidieusement les conduites humaines (voir l’utilisation des nudges). Ils n’aident plus à la décision, ils la prennent.
C’est exactement en ce point d’affrontement politique et idéologique qu’il convient de rappeler comment le « bonheur » est devenu cette promesse faite aux peuples pour les soumettre et les gouverner. Opium dont la fonction politique et culturelle est comparable à celle des religions et des doctrines totalitaires. Le bonheur comme récit de légitimation sociale de l’ordre établi. Le bonheur comme moyen d’obtenir l’adhésion aux dispositifs de gouvernement et d’administration de la multitude, comme justifiant la dépendance aux techniques et aux procédures sans avoir à penser la culpabilité et le conflit inhérents au lien social. Le bonheur et la technique ont progressivement favorisé une conception du monde qui puisse se passer de l’Autre, d’un autre dont chacun attend tout autant la reconnaissance que l’amour, la haine que la gratitude. Un autre qui altère l’autarcie de ce monde d’addictifs, qui ne soit réduit à l’instrument de mon plaisir ou à l’excitation de sa concurrence. Un autre qui puisse devenir un « ami » (friend), tant il est vrai que ce mot étymologiquement se rapproche de « libre » (free). C’est ainsi que l’on fabrique des citoyens, en leur parlant le « langage de l’humanité » disait Camus, le seul à produire cette confiance indispensable à la Démocratie.
L’humain n’est rien d’autre que cette volonté qui refuse ce fatalisme. C’est ce défi du « langage de l’humanité » que les politiques aujourd’hui se doivent de relever, faute de quoi ils seront les nouveaux prolétaires du système qu’ils pensaient fidèlement servir. Levant alors le voile d’une amnésie collective, à laquelle ils contribuent tous les jours, ils pourront se rappeler qu’avant d’être une jouissance matérielle le bonheur était « bonheur public », c’est à dire liberté, liberté politique qui invitait les humains à devenir ensemble ordonnateurs de leur propre destin.
Que serait alors le bonheur ?
La démocratie, c’est la possibilité de penser que ce qui est bon pour la cité ou la communauté n’est pas en amont de la discussion, mais en aval. Et que donc on ignore ce que sera la bonne décision. Je crois que nous sommes privés de cet acte de décision collectif. Il y a de même une prolétarisation de l’homme politique, qui voit sa décision, sa responsabilité, confisquées par les exigences sociales de l’économie et de l’opinion. Le bonheur est l’un des biens les plus désirés par les êtres humains. Mais il n’est pas possible de l’acheter sur le marché, ni en bourse, ni dans les banques. Malgré cela, toute une industrie s’est créée autour d’elle, connue sous le nom de soin. Avec des éléments de science et de psychologie, nous cherchons à proposer une formule infaillible pour réaliser « la vie dont vous avez toujours rêvé ».
Mais face au cours indiscutable des choses, elle apparaît insoutenable et fausse. Curieusement, la plupart de ceux qui recherchent le bonheur ont le sentiment qu’ils ne peuvent le trouver dans la science pure ou dans quelque centre technologique. L’atteinte du bonheur ne réside pas dans la raison analytique et calculatrice mais dans la raison sensible et l’intelligence émotionnelle et cordiale. Parce que le bonheur doit venir de l’intérieur, du cœur et de la sensibilité. Sans autres médiations on ne peut pas aller directement au bonheur. Celui qui le fait est presque toujours mécontent. Un poète populaire a bien dit : « La nuance entre le rêve et la réalité est très différente. « Celui qui rêve de bonheur est presque toujours malheureux. » Le bonheur résulte de quelque chose de antérieur : de l’essence de l’être humain et du sens de la juste mesure en toute chose. L’essence de l’être humain réside dans sa capacité à établir des relations. Il est un rhizome de relations dont les racines pointent dans toutes les directions. Cela ne se réalise que lorsque vous activez continuellement votre pan-relationalité, avec l’univers, avec la nature, avec la société, avec les gens, avec votre propre cœur voir avec “Dieu”.
Cette relation à l’autre permet l’échange, l’enrichissement et la transformation. De ce jeu de relations naît le bonheur ou le malheur proportionnellement à la qualité de ces relations. En dehors de la relation, il n’y a pas de bonheur possible. Mais cela ne suffit pas ; Il est important de vivre dans le sens de la juste mesure dans le cadre de la condition humaine concrète. Celui-ci est fait d’accomplissements et de frustrations, de violence et d’affection, de monotonie du quotidien et d’urgences surprenantes, de santé, de maladie et enfin de mort.
Être heureux, c’est trouver la juste mesure par rapport à ces polarisations. De là naît un équilibre créatif : ni trop pessimiste car il voit que les ombres, ni trop optimiste car il perçoit seulement les lumières. Soyez concrètement réaliste, assumant de manière créative l’incomplétude de la vie humaine, en essayant, jour après jour, d’écrire droit avec des lignes tordues. Certains accentuent davantage le pessimisme, comme Ariano Susassuna, qui s’identifie comme un pessimiste plein d’espoir. Antonio Gramsci, grand théoricien du marxisme humaniste, a déclaré : « Je suis pessimiste en intelligence, mais optimiste en volonté. »
Le bonheur dépend de cet art combinatoire, surtout lorsque nous sommes confrontés à des limites inévitables, telles que des frustrations écrasantes et une mort inévitable ; colère sacrée face au génocide perpétré par Israël dans la bande de Gaza ; la vague de haine qui se propage à travers le monde, le féminicide quotidien et les morts quotidiennes de multiples “minorités. Un sens spirituel de la vie a ici sa place, qui est plus que la religiosité, sans laquelle le bonheur ne peut être durable à moyen et long terme. Dans tous les cas, le chemin le plus sûr est que quelqu’un soit d’autant plus heureux qu’il rend les autres heureux et qu’il cultive l’indignation et la compassion contre les maux qui surviennent dans notre pays et dans le monde.
Conclusion :
En focalisant les grilles d’analyses sur l’individu, l’approche centrée sur le bonheur tend à disqualifier d’autres types d’explications des faits sociaux, plus politiques, et par là, à hypothéquer toute chance de changement. Le néo-libéralisme est un mode de gouvernance qui délègue aux individus une partie énorme de ce qui devrait être des questions politiques (non dirigé par l’Etat, mais posé dans le débat politique et non dans une voie individuelle). C’est la colonisation du mode de pensée économique dans des domaines personnels, sociaux et culturels.
Pour aller plus loin :