L’expérience de Milgram : une question de légitimité ?

Il y a des expériences scientifiques troublantes de part leur conception mais aussi leurs résultats. Celles de Milgram, du nom psychologue américain Stanley Milgram en font partie.

 

 

Ainsi de 1960 et 1963, le scientifique « cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité; notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet ». Pour cette expérience, 600 Sujets étaient recrutés par annonce de presse parue dans la publication locale de la ville de New Haven.

La procédure est simple :

On fait croire aux participants que l’on réalise une expérience sur la mémoire et que l’on cherche à tester les effets de la punition sur le processus d’apprentissage. Le sujet tire “au hasard” un papier sur lequel est inscrit le Rôle qu’il tiendra durant l’expérience (le tirage au sort est truqué, il sera forcément le professeur). On demande donc au Sujet naïf qui sera obligatoirement dans le rôle du professeur, de faire apprendre des paires de mots (comme « chapeau – ballon ») à son élève qui est en fait un Compère (complice de l’expérimentateur).

La consigne est simple :

Si l’élève donne une mauvaise réponse, le professeur (sujet naïf) doit lui administrer un choc électrique croissant de 15 volts à chaque erreur et cela de 15 jusqu’à 450 Volts où il est d’ailleurs indiqué « danger ».
Bien sûr, les chocs électriques ne sont pas réels mais ce qui est important c’est qu’ils le sont pour le sujet naïf.

L’expérimentateur habillé de sa blouse blanche n’a le droit de dire que quelques phrases telles que :
« vous devez continuer » ou « il faut continuer » ou « continuez » ou « l’expérience veut que vous poursuiviez » ; pour mettre quelques variantes.

Milgram avait fait une petite enquête au préalable auprès de « professionnels du comportement humain » comme les psychiatres, les étudiants diplômés ou encore les professeurs de sociologie.
Tous semblaient unanimes pour dire que la plupart des sujets allaient se montrer désobéissant et ne pas administrer les chocs ; à l’exception de quelques cas pathologiques, ne représentant que 1 à 2 % de la population, qui assouvirait leurs pulsions agressives.

Les résultats vont donc être bien loin des attentes.
Le tableau ci-dessous représente le % d’individus allant au choc maximal et mortel de 450 Volts, ainsi que les moyennes des chocs électriques délivrée selon la plus ou moins grande proximité de la victime (l’élève)

Différentes variantes ont été réalisées et exposées pour la plupart ci-dessous:

Ces résultats sont assez effrayants et mettent en évidence le poids très important de l’autorité ; ici symbolisée par la blouse blanche du médecin, les locaux de Yales…
On peut d’ailleurs voir avec les résultats suivants que, sans l’Autorité, il n’y a pas de soumission possible.

La hiérarchie apparaît indispensable à tous processus d’obéissance.
L’individu qui entre dans un système d’autorité ne se voit plus comme l’acteur de ses actes ; contraires à la morale, mais plutôt comme l’agent exécutif des volontés d’autrui. Il va attribuer la responsabilité à l’autorité.

 

Pourquoi obéissons nous ?

Milgram nous dit que l’individu passe de l’état autonome (on est déterminé de l’intérieur) à l’état agentique (l’individu se sens comme un rouage d’une volonté qui est extérieur à la sienne)

Comment se fait se passage et quels sont les facteurs de maintenance ?

Conditions préalables générales :

  • La famille
  • Le cadre institutionnel
  • Les récompenses

Conditions générales spécifiques :

  • Il faut que les sujets perçoivent l’autorité comme légitime
  • L’expérience est présentée comme scientifique (idéologie du scientisme)

Conséquences :

  • Perte du sens des responsabilités
  • L’image de moi m’est donnée par l’autorité qui valorise l’obéissance
  • Je vais être le siège d’une tension car je répugne à faire souffrir autrui

Façons de résoudre les tensions :

  • La dérobade comme si on n’entendait plus les cris de l’autre
  • Les manifestations psychosomatiques
  • La désapprobation ; « je ne suis pas d’accord » mais je le fais quand même
  • La  désobéissance qui ramène à l’état autonome

Facteurs de maintenance dans l’état agentique :

  • La continuité de l’action ; « la main dans l’engrenage »
  • Contrat moral, règles du jeu

Cette expérience a été renouvelée récemment : des candidats ont été invités à participer à un nouveau jeu de questions/réponses, intitulé « Zone Xtrême », afin de participer officiellement à un pilote de jeu TV.

En fait, l’expérience était organisée pour les besoins du documentaire « Jusqu’où va la télé? » afin de déterminer les pouvoirs de la télévision.

L’originalité résidait dans l’ambiance d’un plateau télé mais l’organisation restait conforme aux principes énoncés par Milgram avec:

– le cobaye: le candidat devant répondre au question issu du public

– le questionneur: chargé de posé les questions et d’appuyer sur le bouton après demande de…

– la présentatrice, Tania Young qui organise et contrôle le jeu

50 ans plus tard, dans le cadre de cette étude sur les pouvoirs et dérives de la TV (notamment la télé réalité) avec en toile de fond, l’enjeu potentiel des gains, le charme de Tania Young, l’ambiance du plateau, les décisions en groupe, ce sont 82% des personnes du public qui ont accepté de faire souffrir le candidat avec des décharges vendues pour du 480V.

 

L’expérience de Milgram : entre révélations et controverses

 

Critiques méthodologiques : un dispositif biaisé ?

Plusieurs chercheurs ont remis en question la rigueur scientifique de l’expérience :

  • Ambiguïté du cadre expérimental : Martin Orne et Charles Holland (1968) ont souligné que les participants pouvaient deviner que les chocs n’étaient pas réels, car les réactions de douleur de l’ »élève » étaient enregistrées et parfois peu convaincantes. L’effet d’obéissance pourrait donc être artificiellement exagéré.
  • Inconsistance des résultats : Gina Perry, dans son ouvrage Behind the Shock Machine (2012), s’est penchée sur les archives de Milgram et a révélé que les données étaient souvent plus hétérogènes que présenté. Certains participants doutaient ouvertement de la véracité de l’expérience, et plusieurs se sont montrés très résistants, remettant en cause l’idée d’un obéissance massive.
  • Manque de transparence dans la publication : Milgram aurait omis de rapporter certaines données moins « spectaculaires », notamment les hésitations, interruptions ou désobéissances précoces. Ces omissions biaiseraient la portée des conclusions.

 

L’expérience de Milgram a été l’un des catalyseurs majeurs de la refonte des normes éthiques en psychologie :

  • Souffrance psychologique : Les témoignages post-expérience indiquent que plusieurs participants ont été profondément troublés, certains manifestant des signes d’anxiété intense, voire de culpabilité durable.
  • Débriefing insuffisant : Bien que Milgram ait prétendu que les participants avaient été correctement informés après coup, plusieurs critiques, dont Diana Baumrind (1964), ont affirmé que ce débriefing ne compensait pas le traumatisme vécu ni ne restaurait la confiance dans la recherche.
  • Manipulation implicite : La mise en scène et la pression exercée par l’expérimentateur posent la question du libre arbitre et de l’assentiment véritable. L’illusion de choix est ici largement critiquée.

 

Des chercheurs plus récents, notamment Haslam et Reicher (2012), ont proposé une relecture plus nuancée. Selon eux, l’obéissance ne résulte pas seulement de la soumission passive à l’autorité, mais d’un processus d’identification active à une cause ou une institution perçue comme légitime. Cette hypothèse remet en cause l’idée que les participants « obéissent aveuglément » ; ils adhèreraient plutôt à ce qu’ils croient être un objectif scientifique noble. Cette approche réhabilite la complexité des comportements humains, en intégrant des dynamiques d’engagement, de persuasion et de représentations sociales.

Aujourd’hui, l’expérience de Milgram est davantage perçue comme un mythe fondateur à interroger que comme une vérité universelle. Elle nous rappelle la puissance des cadres institutionnels, mais aussi les limites de l’expérimentation psychologique lorsqu’elle se coupe de l’éthique et du contexte. Dans une époque marquée par des injonctions multiples, politiques, technologiques, sanitaires, cette controverse éclaire la nécessité de développer une éthique de la désobéissance éclairée, une capacité critique ancrée dans la subjectivité et la solidarité.

 

Obéir ou exister : une lecture clinique et phénoménologique de l’expérience de Milgram

L’expérience de Milgram, si elle fascine encore, ne parle pas tant de l’obéissance que de la désintégration du lien à soi. Le dispositif met en scène un sujet en tension, écartelé entre la voix de l’expérimentateur, figure froide, scientifique, impérieuse, et celle, gémissante, de la victime. Entre ces deux pôles, le sujet vacille. Mais que se passe-t-il du point de vue du vécu ? Le sujet ne « choisit » pas simplement d’obéir ou de désobéir. Il ressent une douleur morale,  ce que la phénoménologie nommerait une dissonance dans la chair de l’intentionnalité. Il agit, mais sans être pleinement auteur de son acte. Il devient le théâtre d’une injonction paradoxale : être responsable tout en s’effaçant derrière l’autorité.

En clinique, on connaît ce type de clivage. Il surgit dans les états dissociatifs, les mécanismes de soumission traumatique, ou les contextes d’emprise psychique. L’autorité, dans ces cas, ne se contente pas de commander : elle colonise l’espace psychique du sujet, réduit sa capacité à habiter son acte. Milgram, sans le dire ainsi, mettait en lumière ce processus de désubjectivation. Or, c’est précisément dans l’oubli de cette souffrance psychique que naît la banalité du mal, pour reprendre Hannah Arendt. Arendt écrivait que le totalitarisme surgit lorsque le lien au monde commun se délite, lorsque l’individu ne perçoit plus ni la réalité de l’autre, ni celle de soi. Dans l’expérience de Milgram, cette perte du monde se rejoue : le sujet, enfermé dans une structure de communication asymétrique, ne peut plus s’appuyer sur un horizon partagé. Il se replie dans la consigne, comme dans une coquille vide. Husserl aurait parlé ici de crise de l’intersubjectivité : les autres ne sont plus des alter ego, mais des objets fonctionnels dans un système. La voix de l’expérimentateur devient l’horizon unique de sens, au détriment du monde vécu et de la résonance empathique.

 

Cliniques de la désobéissance : habiter l’écart, retrouver le souffle

Mais certains participants ont désobéi. Qu’est-ce qui a permis cette rupture ? Ce n’est pas seulement un sursaut moral abstrait. C’est, cliniquement, la reconquête d’une capacité à être affecté. Ceux qui ont résisté ont souvent exprimé leur malaise, leur honte, leur colère. Ils ont ressenti, et ce ressenti a été accueilli comme un signal intérieur, non comme une erreur à supprimer. La phénoménologie, ici, nous offre une clé : désobéir, c’est rester en contact avec la vulnérabilité du sentir. C’est garder le lien à la voix tremblante de l’autre, mais aussi à sa propre inquiétude. C’est refuser l’anesthésie. En ce sens, la désobéissance devient un acte poétiquement éthique : elle consiste à habiter l’écart, à dire non sans haine, à réintroduire du trouble dans la mécanique de la chaîne hiérarchique.

Dans un monde où les figures d’autorité se maquillent de rationalité, de neutralité ou de technocratie, l’expérience de Milgram reste un avertissement clinique et politique. Elle nous dit que l’horreur ne surgit pas toujours dans le fracas, mais souvent dans le ronronnement de l’obéissance fonctionnelle. Pour ne pas glisser dans un nouveau fascisme, social, algorithmique ou institutionnel, il faut cultiver des espaces de subjectivation : des lieux où la parole vacille, où le doute est accueilli, où l’écoute du corps et de l’émotion peut primer sur l’ordre. La clinique, en cela, devient un acte de résistance sensible : elle restaure le sujet dans sa capacité à dire « non », à exister en dehors des normes imposées, à revenir à la présence comme lieu éthique.

 

 

Conclusion

L’expérience de Milgram, loin d’être univoque, nous force à penser les tensions entre autorité et responsabilité, entre science et morale. Si elle révèle quelque chose de notre vulnérabilité à l’obéissance, elle dit tout autant l’importance de repenser nos pratiques de recherche et d’éducation. Dans un monde où les figures d’autorité se multiplient et se fragmentent, il devient urgent de cultiver une résistance sensible, faite de discernement, d’écoute et d’humanité. La leçon de Milgram n’est pas de craindre l’autorité, mais d’en interroger sans relâche les formes. Toute autorité qui se prétend indiscutable porte en germe un effondrement du sujet. L’expérience, relue cliniquement, ne nous dit pas : « L’homme est mauvais » ; elle murmure plutôt : « L’homme désaffecté est dangereux. » Contre cette désaffection, il nous reste l’étonnement, le trouble, la lenteur — et l’art du lien. Là où l’autorité cherche à discipliner, la phénoménologie clinique invite à écouter les vacillements du monde vécu comme autant de lieux d’éveil.

 

Reconnaître le fascisme