“Reconnaître le fascisme” selon Umberto Eco

Le fascisme : À force de s’en tenir à une définition stricte, fondée sur une sorte de pureté de l’alliage, a-t-on négligé sa résurgence possible ? Et, alors, l’aveuglement serait-il lié au fait de n’avoir pas cru bon d’envisager une forme de fascisme qui se serait comme régénérée dans l’air d’aujourd’hui ?

 

Voici une vidéo qui défini ce qu’est l’extrême droite en sciences humaines comme introduction

 

Revenons à une spécificité de l’extrême droite : le fascisme. C’est en 1921 que le mot fut utilisé pour la première fois en français, dans le journal L’Humanité. Il saisit bien sur la réalité italienne à ce moment-là : le “fascismo”, en italien dans le texte et dérivé du mot “faisceau”, correspondait à un mouvement politique fondé deux ans plus tôt par Benito Mussolini. Parmi ceux qui revendiquent aujourd’hui l’usage du mot, on trouve des auteurs qui déplorent que les historiens, spécialistes de l’Italie fasciste justement, ont longtemps joué les douaniers zélés. C’est-à-dire qu’on se sera aveuglé sur la réalité d’une menace fasciste contemporaine à trop borner le terme. L’impensé n’est pas seulement affaire de tabou ou de déni, mais aussi de champ d’application.  Eux pointent, par exemple, la nécessité de penser ensemble, et à bonne distance de Mussolini :

  • la xénophobie
  • la tentation de l’ordre
  • la désillusion des mondes ouvriers
  • ou encore une désagrégation de l’État Providence.

Le retour récent d’un certain terme “fascisme” au cœur du débat public intervient sur cet arrière-fond. Le point commun de ces travaux est de s’interroger sur la sève d’un fascisme des années 2020. Une entreprise intellectuelle qui passe par un prérequis : envisager un fascisme à la française. Or la chose implique de considérer qu’historiquement, la vie politique française n’a pas été à l’abri de poussées fascistes.

Depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, ceux qui s’inscrivent dans cette démarche revendiquent moins d’étudier le fascisme comme épisode historique que d’ausculter le présent à l’aune, par exemple :

  • d’un effort pour penser l’injonction au moindre mal sous la forme d’un vote utile destiné à faire barrage à l’extrême-droite faute d’alternative ;
  • d’un regard sur l’État social qui recule (le pré-fascisme féconde sur l’idée que “la fête est finie”, écrit Michaël Foessel dans Récidive, le temps d’un aller-retour entre les cendres du Front populaire dont Daladier puis Vichy détricoteront à la hâte bien des conquêtes, et notre actualité économique et sociale où l’on voit fondre les acquis “Trente glorieuses”) ;
  • ou encore, d’une réflexion sur la post-vérité et son lien avec le poids électoral de l’extrême-droite – et justement c’est George Orwell, penseur aussi précoce qu’hétérodoxe du fascisme, qui fut l’un des grands visionnaires en matière de post-vérité.

 

En 1995, Umberto Eco, sémiologue qui a grandi sous Mussolini, publie “Reconnaître le fascisme”.

Dedans, il donne une liste de 14 caractéristiques et éléments discursifs qui sont des signes avant-coureurs du fascisme. C’est un essai, de 50 pages environ, dans lequel il récite ses souvenirs de jeunesses au sein d’une Italie Fasciste, puis libérée. Surtout, il donne les 14 signes de ce qu’il appelle l’Ur-fascisme, le noyau central, les points communs à tous les fascismes. Ils ne remplissent pas forcément les mêmes critères et n’ont même parfois rien en commun, mais ça permet de répondre à la question qui est à l’introduction de son essai : Pourquoi est-ce que tout le monde utilise le terme fasciste ?

 

Je laisse chacun se faire son avis sur quelle personnalité ou partie politique se rapproche des cases en question :

1 – Le culte de la tradition

2 – Le refus du modernisme, de la modernité (surtout sociale)

3 – Le culte de l’action pour l’action, (penser est suspect, la culture aussi, les universités sont un repaire de communistes)

4 – La condamnation de tout désaccord, (dissentir est trahir)

5 – La peur de la différence, la xénophobie  

6 – L’appel à la frustration ressentie (à tort ou à raison) par les classes moyennes 

7 – Le nationalisme, (qui passe par l’obsession du complot étranger/international, mais aussi du complot des ennemis de l’intérieur)

8 – L’adversaire est opulent, dépravé, décadent, à la fois trop fort et trop faible

9 – La haine de la paix, (parce que la vie doit être une guerre permanente)

10 – Le mépris des faibles

11 – Le culte de l’héroïsme, (uniquement conçu comme le culte du sacrifice ultime, de la mort)

12 – Le machisme et la condamnation de toute déviance de la norme sexuelle hétéro-masculine (liberté sexuelle, homosexualité, transidentité, etc…)

13 – La négation de la volonté démocratique commune, (le leader en étant le seul interprète valable, ce qui mène au culte du chef, à l’anti-parlementarisme et au rejet de la démocratie réelle)

14 – La novlangue orwellienne (qui, pour rappel, n’est pas le fait de créer de nouveaux mots pour désigner de nouvelles choses, mais de réécrire le sens des mots existants)

Umberto Eco estime qu’il suffit qu’une seule de ces caractéristiques soit présente pour « faire coaguler une nébuleuse fasciste »…
On voit bien que certains de ces points s’imbriquent logiquement. Surtout, bien sûr, chacun n’est pas exclusif au fascisme, les victimes du stalinisme ont par exemple bien connu le point 4 (désaccord = trahison). D’ailleurs, dans le texte entier, (sans s’y attarder parce que c’est pas son objet) Eco différencie bien fascisme et totalitarisme, le stalinisme relevant du second terme bien plus que du premier.
En bonus, un peu plus d’éléments sur ce qu’il y dit, plus loin que les 14 points auxquels on résume souvent le texte :
Le premier élément important à comprendre, selon lui, est que s’il faut attendre de revoir Mussolini ou Hitler à l’identique pour parler de fascisme, alors oui, on peut arrêter de chercher…
Le second élément, lié au premier, est que le fascisme est multiple, parce qu’il est une « désarticulation politique et idéologique ordonnée », opportuniste, un patchwork bordélique d’idées avec une cohérence douteuse (p25, p31)
Dont le fascisme italien, le nazisme, le phalangisme, l’austrofascisme, le rexisme, etcaetera, sont des déclinaisons, qui partagent un « air de famille » sans pour autant être parfaitement identiques.
C’est pour ça que les 14 caractéristiques typiques qu’il liste sont celles de ce qu’il appelle l’« ur-fascisme », c’est à dire le « fascisme primitif et éternel », la matrice originelle des différentes manifestations du fascisme.
D’ailleurs, ça m’amène à une parenthèse quant au fait que la gauche aurait par le passé désigné beaucoup, et peut-être trop, de gens comme fascistes. Difficile de lire les 14 caractéristiques et de ne pas en retrouver un certain nombre, certes moins mais quand même, chez des droites souvent décrites comme plus républicaines que l’extrême droite. En vérité (et c’est pas nouveau hein, on le sait depuis les “plutôt Hitler que le Front populaire”), de trop nombreuses droites sont compatibles avec le fascisme. Et c’est un problème. Pour nous bien sûr, mais à terme aussi, pour eux, parce que personne ne gagne au retour du moment où on faisait de la politique avec des fusils et des meurtres. (Parce que rappel, la politique, c’est la continuation de la guerre par d’autres moyens (et pas l’inverse)). Alors je ne sais pas s’ils ont raison dans leur stratégie, mais ceux qui crient très souvent au fascisme ont bien trop souvent raison sur le fond. Mon humble avis, c’est que c’est pas à eux qu’il faut le reprocher, mais aux droites concernées. Fin de la parenthèse.

Pour revenir au texte d’Eco, je vous en conseille à nouveau très vivement la lecture, en particulier parce que toute tentative (dont la mienne) de résumer en liste fait disparaître les nuances du texte.

Pour finir, il y a bien sûr des critiques à faire au texte (je ne suis par exemple pas d’accord quand il dit p22 que le fascisme n’était pas complètement totalitaire parce que son idéologie n’était pas un corpus totalement cohérent il me semble que par totalitaire, on entend plutôt un contrôle total sur tous les aspects de la société) et il existe bien entendu d’autres définitions du fascisme, mais j’aime bien celle d’Eco qui rappelle la complexité du danger, plutôt que des définitions monolithiques.

 

Auteur : François Malaussena

Vous pouvez trouver le texte en entier ici : 

 

Et nos politiques dans tout ça ?

 

 

Pour aller plus loin, analyse d’un think tank, un réseau de pensée, qui cherche à faire avancer un discours réactionnaire d’extrême droite.

 

 

Nicolas Patin, maitre de conférence à l’université de Bordeaux-Montaignes et spécialiste de la politique allemande de l’entre-deux-guerre. Dans le contexte politique troublé que nous connaissons aujourd’hui en France (juin 2024), revient sur l’arrivée au pouvoir d’Hitler et de son parti politique, le NSDAP.