Nous sommes à une époque de construction de savoir intense. Comme à toute époque « obscure » qui cherche à sortir d’une impasse par la création de savoir, là où en période lumineuse, la population se laisse porter et créer moins intensivement. Si l’on prend par exemple une maison d’édition comme « la découverte » c’est amusant de voir la différence de niveau d’analyse qu’il y avait entre les années 65 aux années 80 et aujourd’hui. La quantité d’ouvrages d’engagement dans ces années-là est infime face à la quantité d’essais écrits actuellement qui tente de comprendre un peu mieux la réalité. Seulement, il n’y a pas de pont (ou très peu) entre la pensée critique qui émerge (le discours spécialise, d’expertise) et le sens commun. Le sens commun étant ce que je connais, découlant de ce qui m’affecte dans ma réalité. Exemple, si on compare la politique de gauche des années 70 et la politique de gauche maintenant, là où avant, il y avait une exigence, une prétention d’une connaissance de cause, d’une vision claire d’avenir, aujourd’hui la politique de gauche est justement de sens commun (avec moi, tu payeras moins d’impôts, ou tu pourras exprimer ta vision minoritaire sociétale, tu auras plus de vacances…).
La problématique actuelle est qu’il nous est impossible d’expérimenter avec notre corps, notre réalité, les informations que nous avons du désastre écologique actuel. On peut le conceptualiser, mais on ne peut au quotidien le ressentir. En 40 ans, 60% des espèces vertébrés ont disparu. Se dire que nos enfants ne verront sûrement pas la diversité des bêtes que l’on a pu voir est extrêmement dur à ressentir. Cette situation nous écrase symboliquement, car une forme de destinée dont on n’a pas d’impact tombe sur nous. Face à ça, il y a soit une forme de trouble psychologique non répertorié (car on ne répertorie que des troubles en dehors du cadre social classique), une forme de folie sociale (rejet de toute forme de légitimité extérieure à soi), soit une forme de trouble des nouvelles pathologies émergentes qui est un mélange entre le narcissisme et la dépression.
Ce n’est pas la première fois qu’une civilisation sent une forme d’effondrement (beaucoup de cultures se sont déjà effondrées). Seulement, même si une forme d’apocalypse a déjà été pensée, jusque-là, la pensée était : si quelque chose arrive, « ça explose » là où de nos jours la pensée est de dire : si rien ne se passe ça « explose ». Face à cette inquiétude conceptuelle et non ressentie, il est très difficile de se dire que le chemin actuel n’est pas le final.
Tout cela nous amène à cette impossibilité de penser au désastre écologique. Alors qu’on est constamment informé du désastre à venir, nos actes, nos comportements sont en décalage avec l’information rationnelle formalisée par la pensée critique. Plus récemment, en 2016 s’est tenue à Oslo une rencontre au terme de laquelle une quarantaine de chercheurs indiquent qu’il y a lieu d’officialiser le concept d’anthropocène dans une conférence de consensus (la naissance de cette nouvelle ère serait durant la grande accélération de l’après 2eme guerre mondiale).
L’anthropocène ne révèle rien de nouveau, mais souligne des points de basculement, des effets de seuils. Nous sommes plus dans des crises, mais dans une mutation structurelle, qui dépasse un point de non-retour (un retour à la normale avant « la crise » ne pourra revenir avant des millions d’années). Ce concept arrive avec ce que Miguel Benasayag nomme un nouveau roman de notre époque : le réveil rationnel aux problèmes écologiques. De plus, l’Histoire vue au travers de l’anthropocène ne serait qu’un enchaînement de faits vers lequel l’humanité ne pouvait qu’inexorablement se diriger. Évidemment, lire l’histoire d’une façon aussi linéaire – en évacuant les contestations politiques exprimées, les rapports de force entre différents groupes sociaux défendant chacun leurs intérêts, les choix politiques qui en découlent – est erronée. Cette erreur, issue d’une séparation fréquente entre sciences naturelles et sciences humaines et sociales pour déchiffrer le monde, est fréquente. Ainsi, l’étude de l’Anthropocène ne s’intéresse pas aux conditions politiques, sociales et économiques de son émergence. La responsabilité des acteurs, classes ou individus, n’est jamais questionnée, mais seulement attribuée à un groupement indifférencié d’humain-es : l’espèce humaine.
Dès le 18eme siècles, des mouvements allemands ont émergé face au pouvoir dans une démarche écologique lié à des problématiques de déforestations. L’idée que l’humanité n’a pas eu conscience des problématiques écologiques dans les années 70-80 est donc fausse et n’a aucune base historique. Le récit du « réveil » écologique est un rejet de faits historiques, qui expriment que volontairement, en ayant conscience de ce que l’on faisait, on a pollué la planète. C’est ainsi une remise en cause profonde du rationalisme. La rationalité sur laquelle est assise la postmodernité comporte une forte dose de sacrificiel et d’irrationnel. Nous sommes prêts à sacrifier la nature pour du bien-être et plaisir personnel. Le récit du réveil face à l’anthropocène est une manière de sauver la rationalité moderne. En disant responsable, mais pas coupable : « on a pollué sans savoir ce que l’on faisait », on exprime le fait de sauver la rationalité. L’information n’était pas là, en conséquence, on a agi sans savoir, là où en fait la prise de conscience était présente, sans pour autant qu’il y est des formes d’agir allant contre cette dynamique.
De nos jours, une nouvelle histoire en remplace une autre : le néolibéralisme des années 80 était des personnes rationnelles à la rationalité non accomplie (renvoyant au discours de Bartolomé de las Casas « les Indiens sont des humains à l’humanité non accomplie » des années avant). Sans recours à cette période d’ignorance collective, voire de dissonance cognitive collective, notre situation est juste incompréhensible dans les grilles de pensée actuelles de l’utilitarisme rationnel. Effectivement, nous voyons de plus en plus clairement toutes les causes pratiques et techniques à l’origine du problème et toutes les raisons objectives d’y remédier : nos modes de déplacement, de production, de gestion des déchets, etc.
Cependant, tout changement, même volontaire, même désiré, même rationnel, vient confronter notre subjectivité profonde, souvent inconsciente ou mal identifiée. Pourtant celle-ci, même inconsciente, est active, elle crée un mouvement de repli et de protection de notre écosystème personnel et collectif, et nous voyons alors dans le changement d’abord les contraintes et les risques. Plusieurs éléments de notre subjectivité, fréquemment inter-reliés, peuvent ainsi être identifiés qui vont interférer en positif ou en négatif sur la capacité réelle à changer. En voici quelques-uns :
- Notre écosystème personnel : cela inclut notre façon d’appréhender et d’interpréter la situation, de nous positionner nous-même face à la question écologique et dans le changement, mais aussi notre vision du monde et de nous-même et le sens que nous donnons au projet.
- Notre état émotionnel et perceptif : réactivité, refus ou acceptation, sentiment de frustration, d’inconfort ou de confort, ressentiment, doute, stress, sentiment d’être perdu, sentiment de complexité, etc. Nous pouvons être volontaires pour changer, mais ne pas y parvenir, car l’émotion dominante est plus puissante que la volonté.
- Nos besoins essentiels : de temps, de lien, de sécurité, de compréhension, d’écoute, de dialogue, etc. Non pris en compte, ils vont se poser en résistance. Les identifier permet d’adapter finement la réponse d’accompagnement.
- Les conflits : conflit de priorités, conflit de valeurs, conflit de motivations, conflit de besoins, conflit de loyauté, etc. Ils nous emmènent dans une perpétuelle (re)négociation avec la réalité.
- Nos motivations : elles sont ce qui nous met en mouvement, mais sont trop souvent insuffisantes et insuffisamment construites pour permettre de contrebalancer nos résistances et assoir un vrai changement pérenne. Construire une vraie motivation est un enjeu en soi.
- Le sentiment d’impuissance : inhérent à la question environnementale, à sa dimension planétaire, il est un marqueur puissant qui nous montre si nous sommes ou non dans notre juste capacité d’action. Il s’exprime dès que nous en sortons. Naviguer entre l’impuissance et la toute puissance nous montre que nous passons à côté de notre véritable puissance d’action.
- La temporalité : l’écologie nous met face à l’urgence, la finitude, la limite, la mort. Notre perception culturelle et mentale du temps est aussi un marqueur fort de notre déracinement de la réalité et nous place dans l’agitation, le stress et la peur.
Tous ces marqueurs, qui inter-agissent en permanence dans nos choix de vie et dans nos choix tout courts, interfèrent nécessairement avec notre capacité à agir dans le sens de la transition écologique et climatique. Chaque marqueur, bien identifié, devient une clé puissante de transformation et même souvent un élément stratégique qui va nous permettre d’adapter l’action ou le projet au plus proche de la réalité et de la potentialité de chacun à évoluer.
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