métaphysique et politique : un lien complexe dans la pensée philosophique  

La question du lien entre métaphysique et politique traverse l’histoire de la philosophie occidentale. De Platon à Hannah Arendt, se pose la problématique du fondement ultime de l’ordre politique : doit-il s’ancrer dans un ordre métaphysique transcendant ou, au contraire, s’en détacher pour fonder une autonomie du politique ? Cette interrogation engage des conceptions du monde, de la vérité, et de la nature humaine. Dans un contexte contemporain marqué par la crise des fondements et la défiance envers les absolus, revisiter cette tension entre métaphysique et politique permet de comprendre les soubassements philosophiques de nos institutions et leur possible reconfiguration.

 

La métaphysique comme fondement du politique 

La tradition classique conçoit souvent le politique comme un ordre dérivé d’un ordre supérieur, cosmique ou divin. Chez Platon, la cité juste est le reflet d’un ordre transcendant des Idées, notamment l’Idée du Bien. Le philosophe-roi gouverne parce qu’il connaît cet ordre éternel et rationnel. La politique est ainsi subordonnée à une ontologie : ce qui est juste l’est en vertu d’une participation à l’être véritable.

Aristote conserve cette orientation téléologique, bien que plus immanente : la polis est le lieu d’accomplissement naturel de l’homme comme « animal politique », et sa finalité est la vie bonne. L’ordre politique est enraciné dans une conception de la nature humaine et de ses fins — une métaphysique de l’essence.

Plus tard, dans la pensée médiévale, Thomas d’Aquin articule le politique à une théologie naturelle. La loi humaine doit être ordonnée à la loi naturelle, elle-même expression de la loi éternelle divine. Ainsi, le politique n’est légitime que dans la mesure où il reflète un ordre supérieur, ce qui enracine l’autorité dans une métaphysique de la Création.

 

La modernité critique : vers l’autonomie du politique

Avec la modernité, ce lien entre métaphysique et politique est progressivement remis en cause. L’émergence de la subjectivité, de la science moderne et de la sécularisation conduit à autonomiser le politique de toute référence à un ordre transcendant.

Chez Machiavel, le politique se libère de la morale et de la métaphysique : il obéit à des lois propres, fondées sur l’efficacité et la conservation du pouvoir. La virtù du prince n’est plus la vertu au sens antique, mais une capacité stratégique.

Hobbes, dans un contexte de guerre civile, construit une théorie du pouvoir sur une anthropologie pessimiste, mais entièrement sécularisée : le Léviathan n’est pas mandaté par Dieu, mais institué par un pacte entre individus pour échapper à la violence naturelle. Le politique devient un artefact humain, contractuel et non plus une émanation de l’ordre cosmique.

Kant, bien que moraliste, affirme l’autonomie de la raison pratique : le droit et la liberté se fondent sur la rationalité humaine, non sur une métaphysique de la nature ou de Dieu. La politique devient ainsi un espace normatif autonome, où la métaphysique n’est plus un fondement, mais une hypothèse régulatrice.

 

Crise du fondement et retour du métaphysique : figures contemporaines

Cependant, cette séparation n’a pas éradiqué les dimensions métaphysiques du politique. Plusieurs penseurs contemporains, tel que Carl Schmitt, pointent les impensés métaphysiques des régimes modernes, notamment libéraux ou technocratiques. Schmitt affirme que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Le politique moderne, tout en se disant neutre, conserve des formes de sacralité (l’État, la Nation, les Droits de l’Homme).

Nietzsche est souvent vu comme le précurseur de cette critique. En dénonçant la « mort de Dieu », il annonce l’effondrement des valeurs transcendantes et des vérités absolues qui fondaient l’ordre moral et cosmologique occidental. Pour lui, la métaphysique platonico-chrétienne est une fiction, une manière de fuir la vie et la multiplicité du réel. Le nihilisme n’est pas l’ennemi de la métaphysique, mais son produit ultime.

Hannah Arendt, refuse de fonder le politique sur une métaphysique. Elle défend au contraire un espace public autonome, reposant sur l’action, la pluralité et la natalité — une politique sans fondement transcendant, mais pas sans profondeur anthropologique.

Jacques Derrida prolonge cette entreprise à travers la déconstruction : il ne s’agit pas d’abandonner la métaphysique, mais de montrer comment elle fonctionne, comment elle repose sur des oppositions binaires (présence/absence, être/néant, homme/animal) et des hiérarchies implicites. La métaphysique est ainsi déconstruite de l’intérieur : ses catégories sont retournées, déplacées, différées. L’écriture, la trace, la différance deviennent les figures d’une pensée sans fondement fixe.

Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne (1979), affirme que la postmodernité se caractérise par une incrédulité à l’égard des métarécits, c’est-à-dire des grands systèmes explicatifs totalisants (religieux, philosophiques, politiques). Le savoir se fragmente, devient performatif, local, plural. La métaphysique, comme tentative de totalisation rationnelle du monde, devient obsolète.

Michel Foucault, quant à lui, remplace la recherche des fondements par une archéologie et une généalogie des savoirs : il s’intéresse aux régimes de vérité, aux dispositifs de pouvoir, aux constructions discursives. Le réel n’est pas donné par une essence, mais produit par des pratiques et des rapports de force. La métaphysique devient alors un enjeu de pouvoir — une stratégie d’unification, de normalisation et de légitimation.

 

La métaphysique après la postmodernité, vers une métaphysique métamoderne

La métamodernité ne peut être pensée sans un dialogue critique avec la postmodernité. Celle-ci a profondément ébranlé les grands récits métaphysiques : Dieu, le sujet, la raison, la nature, l’histoire ont été déconstruits. Mais cette déconstruction, tout en libérant la pensée, a aussi engendré un certain vide symbolique, un sentiment de déracinement.

La postmodernité s’est méfiée de toute tentative de refondation, considérant la métaphysique comme source de violence symbolique. Pourtant, cette méfiance n’a pas supprimé le désir de sens. Ce que souligne la métamodernité, c’est que l’abandon des grands récits n’a pas aboli le besoin de narrations, de structures compréhensibles du monde, de dépassement. Elle reconnaît la nostalgie de la transcendance, avec les risques du dogmatisme.

Dans cette logique, la métaphysique métamoderne ne vise pas à imposer un fondement unique, mais à penser la profondeur : non plus en termes d’autorité transcendante, mais de profondeur relationnelle, dialogique, évolutive. L’être n’est plus ce qui fonde en dehors du monde, mais ce qui se révèle dans la rencontre, dans la co-constitution du sujet et du monde, de l’humain et du vivant. Le métamoderne assiste également à une re-sacralisation du monde, non pas théologique, mais poétique, esthétique, écologique. La nature, l’altérité, le temps, la conscience deviennent des lieux de verticalité possible, non plus pour asseoir une autorité, mais pour nourrir une éthique du soin et de la résonance (Hartmut Rosa). La métaphysique devient ainsi une expérience de l’ouverture, non une théorie close.

Hartmut Rosa n’écrit pas une métaphysique au sens traditionnel. Il ne cherche ni un principe absolu ni une structure ontologique de l’univers. Pourtant, sa pensée reformule certaines des questions les plus anciennes de la philosophie — sur le sens, l’être, le rapport au monde — dans un langage accessible, incarné, sociologique. Il en résulte une forme de métaphysique faible, immanente, relationnelle, qui propose une alternative à l’absurde contemporain sans retomber dans le dogmatisme. Une métaphysique pour temps incertains, qui se vit plus qu’elle ne se démontre, et qui invite à réapprendre à entrer en relation avec le monde.

Bruno Latour critique la séparation moderne entre nature et culture. Il propose un monde « pluriel », fait d’acteurs humains et non-humains, en interaction constante. Ce réalisme relationnel redéfinit l’ontologie en termes de réseaux, hybridations et attachements, ouvrant la voie à une métaphysique écologique, pragmatique, incarnée.

 

 

 Concluion : 

La tension entre métaphysique et politique est donc constitutive de la pensée occidentale. Si la modernité a cherché à autonomiser le politique en le libérant des tutelles métaphysiques, cette tentative n’a pas effacé les désirs de fondement, souvent revenus sous des formes idéologiques, technocratiques ou religieuses. La question centrale demeure : peut-on penser le politique sans métaphysique, sans tomber dans le relativisme ou le cynisme ? Ou faut-il repenser une métaphysique ouverte, pluraliste, comme horizon possible du vivre-ensemble ? Dans un monde en quête de sens, la philosophie est invitée à reconsidérer ce lien, non pour restaurer une autorité transcendante, mais pour interroger les conditions de légitimité, de justice et d’habitation du monde. La métamodernité propose une manière nouvelle de penser la métaphysique : ni fondationnelle ni effacée, mais en mode mineur, fragile, relationnelle. Elle ne prétend plus à l’universel, mais assume la partialité, l’engagement local, l’incomplétude. Elle réhabilite la question du sens non comme vérité définitive, mais comme quête inépuisable, partageable, incarnée. En ce sens, la métaphysique métamoderne n’est pas une réponse, mais une invitation : à habiter le monde comme un lieu de révélation partielle, à penser sans certitude mais sans cynisme, à vivre comme si le mystère avait encore droit de cité — dans l’éclat tremblant de l’infini.