Penser la complexité du vivant : la philosophie de Miguel Benasayag

Philosophe et psychanalyste d’origine argentine, Miguel Benasayag développe une pensée de la complexité, articulée autour de la critique du réductionnisme, de la défense des singularités et d’une ontologie du vivant. Marqué par son expérience politique dans les mouvements révolutionnaires sud-américains et par son travail clinique, il élabore une philosophie à la fois engagée et pragmatique, profondément ancrée dans les luttes concrètes.

 

La pensée de Miguel Benasayag se situe à la croisée de plusieurs traditions : la psychanalyse, la philosophie continentale, les sciences du vivant et la pensée politique critique. Son œuvre, développe une ontologie de la complexité et s’inscrit dans une volonté de redonner au sujet contemporain une capacité d’agir dans un monde dominé par les logiques technoscientifiques et néolibérales. Loin d’une spéculation désincarnée, sa philosophie est profondément marquée par l’expérience, le corps, et les formes concrètes d’engagement.

De l’engagement révolutionnaire à la philosophie clinique

Benasayag est formé très tôt à la philosophie, puis s’engage activement dans la guérilla marxiste dans les années 1970. Arrêté et torturé par la dictature militaire, il est libéré en 1978 à la suite d’une campagne internationale. Exilé en France, il y reprend des études, notamment en psychanalyse, et commence à développer une pensée critique à partir de son expérience de la répression, de la prison, et du militantisme. Ce parcours fonde chez lui une méfiance envers les modèles théoriques totalisants et une valorisation des pratiques ancrées dans le réel.

Contre le réductionnisme : penser la complexité

Un des axes majeurs de la pensée de Benasayag est sa critique du réductionnisme scientifique. Dans Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark) ou encore Éloge du conflit (avec Angélique del Rey), il dénonce la tendance des sciences contemporaines à modéliser le vivant comme une machine décomposable en parties fonctionnelles. À l’inverse, il propose une pensée de la complexité, inspirée des sciences du vivant, qui conçoit les phénomènes humains comme des systèmes ouverts, imprévisibles, traversés par des interactions multiples.

Cette complexité implique de reconnaître l’irréductibilité des situations, la pluralité des causes et la dimension historique et contextuelle de chaque processus. Pour Benasayag, il n’est pas possible de prévoir ni de maîtriser le vivant par des algorithmes ou des modèles computationnels, comme le promettent certaines idéologies transhumanistes ou technoscientifiques.

Le vivant comme résistance

Dans La fabrique de l’homme nouveau ou Cerveau augmenté, homme diminué (avec Alain Ravel), Benasayag oppose à la vision transhumaniste une ontologie du vivant fondée sur la limite, la vulnérabilité, et la singularité. Pour lui, le vivant ne peut être assimilé à un simple système d’information ou à une machine biologique. Il insiste sur le fait que la condition humaine est marquée par l’incomplétude, par l’irréversibilité du temps et par une forme d’opacité interne.

Cette conception du vivant ouvre sur une éthique de la résistance : résister, c’est non seulement s’opposer à une oppression extérieure, mais aussi accueillir la part d’indétermination qui fonde notre liberté. Le sujet, dans cette perspective, n’est pas un individu autonome et rationnel, mais une subjectivité relationnelle, vulnérable, toujours en construction dans des milieux de vie partagés.

L’engagement par les « situations »

Plutôt que de viser un changement global de la société selon des modèles utopiques, Benasayag insiste sur l’importance des « situations ». Chaque situation concrète – qu’elle soit clinique, politique ou éducative – est un lieu d’élaboration singulier, où des résistances peuvent émerger. Il s’agit donc de penser à partir de ce qui est, dans une logique de « proximité active », plutôt que de projeter des modèles idéaux.

Cette approche rejoint celle des « utopies concrètes » ou des « expérimentations locales » : l’émancipation ne résulte pas de l’application d’un programme préétabli, mais d’une capacité à créer des brèches, à construire du commun dans des conditions précises. C’est une manière de valoriser l’agir situé, contre la tentation du Grand Soir ou du renoncement.

Subjectivité et clinique de la complexité

En psychanalyste, Benasayag se distingue aussi par une lecture critique de l’individualisme thérapeutique. Il développe l’idée d’une « clinique de la complexité », où la souffrance psychique est envisagée non comme un dysfonctionnement isolé, mais comme un symptôme d’un mal-être plus global. Dans cette optique, la clinique ne vise pas à « guérir » au sens d’un retour à la norme, mais à accompagner la subjectivation, c’est-à-dire la capacité de chacun à inventer des formes de vie dans des contextes souvent marqués par la précarité, l’exclusion ou la perte de sens.

Conclusion

La pensée de Miguel Benasayag constitue une tentative cohérente et engagée pour articuler philosophie, politique, science et clinique autour d’une ontologie du vivant et de la complexité. À rebours des logiques d’optimisation et de contrôle, il propose une philosophie de la limite, du conflit, et de la situation. En ce sens, il invite à repenser l’émancipation à partir du réel, dans ses tensions et ses promesses.

Sources :

  • Benasayag, M. & Del Rey, A. Éloge du conflit
  • Benasayag, M. & Ravel, A.  Cerveau augmenté, homme diminué
  • Benasayag, M.  La fabrique de l’homme nouveau.
  • Benasayag, M. & Sztulwark, D. Du contre-pouvoir.
  • Benasayag, M. Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale.
  • Benasayag, M. Les nouvelles figures de l’agir