René Girard est un philosophe anthropologue qui a consacré une étude conséquente aux moyens de contention de la violence depuis les sociétés primitives jusqu’à nous aujourd’hui. « Mensonge romantique et vérité romanesque », le premier écrit de Réné Girard, paru en 1961, marque le début de sa carrière. Dans ce texte, René Girard offre une étude détaillée de plusieurs romans majeurs (À la recherche du temps perdu de Proust, Don Quichotte de Cervantès, L’Éternel Mari de Dostoïevski et Le Rouge et le Noir de Stendhal) qui véhiculent un message central commun : le désir humain est mimétique et créateur de violence.
Le désir mimétique
Selon René Girard, le désir ne cherche jamais un objet préétabli, contrairement aux besoins qui sont déterminés par l’instinct. Si les enfants de petite enfance reproduisent clairement leurs homologues, les adultes agiraient de la même façon, mais sans le conscientiser. Peu importe le but manifesté du désir, son véritable objectif serait de reproduire l’Autre. On retrouverait constamment ce phénomène dans divers domaines tels que l’apprentissage, la mode, la publicité, l’amour, la guerre, le sport, etc. Par exemple, dans le domaine de l’amour, cela impliquerait que toute relation se fonderait psychologiquement sur un triangle affectif plus ou moins subtil. En somme, le sujet aspirerait constamment aux autres parce qu’il est conscient ou imaginatif qu’une tierce personne, considérée comme un modèle réel ou imaginaire, le souhaiterait aussi. Ainsi, l’homme est un animal d’imitation, tant pour le bien que pour le mal : l’imitation est une capacité d’apprentissage efficace. Ce qui peut rappeler que durant les années 1990, les neurosciences ont identifié la présence de neurones miroirs, qui se distinguent par leur capacité d’agir aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) effectue une action que lorsqu’il observe un autre individu, notamment de son propre espèce, effectuer la même action, ou même lorsqu’il envisage une telle action.
Cependant, si elle nous pousse à vouloir les mêmes choses que les autres, à rivaliser avec eux, elle représente un danger non seulement pour l’équilibre d’un groupe, mais aussi pour sa survie. Les sciences sociales ont rarement pris en compte cette vérité, car on a toujours perçu dans l’imitation une inclination de troupeau. Grâce au désir et à la compétition mimétiques, Girard a centralisé la violence dans son analyse anthropologique, le dirigeant vers l’étude des sociétés religieuses passées. Effectivement, tandis que nos sociétés contemporaines stimulent les rivalités d’imitation, les sociétés traditionnelles craignent toute forme de contagion et proscrivent toute forme d’imitation.
Dans les mythes, les frères ennemis se tuent régulièrement. Cette image des « doubles » qui se confrontent désigne une violence interne, c’est-à-dire « la guerre entre tous contre tous ». Lorsque la « mimésis » violente s’est imposée, détruisant toutes les distinctions entre amis et adversaires, cela conduit au désordre total et au décès. Si aucune société ne serait exempte de différences, la crise mimétique, le régime de la violence, est désignée sous le nom d’indifférenciation. Elle implique que toute forme de protection naturelle ou culturelle est incapable d’empêcher ou de dissoudre toute forme de culture. La théorie mimétique questionne alors les fondations. Dans son ouvrage La violence et le sacré, René Girard démontre que lorsque les individus se disputent des biens matériels, du prestige, de l’amour, etc., leur rivalité peut mener à la collision si elle n’est pas limitée, dissoute ou résolue. Par exemple, la guerre de Troie aurait vu le jour suite à la suppression d’Hélène, célèbre pour sa splendeur. D’après la légende, c’est la rivalité entre le prince troyen Pâris (le ravisseur) et le roi de Sparte Ménélas (le mari violé) qui aurait déclenché le conflit militaire. Dans cette dispute célèbre, la mimesis d’appropriation est utilisée par l’époux et l’amant. S’ils ont le même « objet » (la belle Hélène), c’est parce qu’ils se reproduisent mutuellement dans la sélection de l’objet souhaité.
Le bouc émissaire
Comme l’explique Miki Kasongo dans son ouvrage « Trois philosophes pour un monde non-violent » pour René Girard, l’auteur de « La violence et le sacré », c’est par le sacrifice du bouc émissaire, homme ou bêtes, que va s’arrêter la crise. Mais pour arriver au mécanisme du sacrifice, il y a d’abord la crise sacrificielle. La crise sacrificielle est une incapacité à départager la bonne (légitime par le cadre social) de la mauvaise violence. Elle correspond à une crise de l’ordre culturel dans son ensemble. Dans les sociétés primitives, quand le mécanisme sacrificiel dysfonctionnait, la menace qui pesait sur la communauté apparaissait seulement sous la forme de la violence physique, de la vengeance interminable et de la réaction en chaîne. C’est pourquoi, quand le mécanisme sacrificiel ne fonctionne plus, c’est l’ordre culturel et les différences sociales qui sont menacées, donc l’indifférenciation devient source de violence.
Pour Girard, ce processus d’indifférenciation violente doit, à un moment ou un autre, s’inverser pour faire place à un processus pacificateur. Une fois que la violence a pénétré dans la communauté (ou société), elle ne cesse de se propager et de s’exacerber. Or les crises sacrificielles doivent comporter un frein, un mécanisme autorégulateur intervenant avant que tout soit consumé. Selon Girard, tant qu’il y a au sein de la communauté, un capital de haine et de méfiance accumulée, les humains continuent à y puiser et à la faire fructifier. Chacun se prépare contre l’agression probable du voisin et interprète ses préparatifs comme la confirmation de ses tendances agressives. Il faut reconnaître à la violence un caractère mimétique d’une intensité telle que la violence ne saurait mourir d’elle-même une fois qu’elle s’est installée dans la communauté.
En effet, toute société, menacée d’autodestruction totale, cherche toujours à détourner la violence de ses membres vers une victime relativement neutre, une victime qui peut être sacrifiée sans risque de représailles, car cette violence risque de frapper ses propres membres et de conduire à l’anéantissement définitif de la communauté. La communauté entière se protège alors par le sacrifice de sa propre violence. La communauté entière se détourne vers des victimes qui lui sont extérieures. Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel. Selon René Girard, cette catharsis collective serait visible dans les sacrifices rituels. Il serait donc nécessaire de supposer une période de crise suffisamment prolongée pour qu’une résolution soudaine par la polarisation de toute la violence en faveur d’une unique victime soit considérée comme une délivrance miraculeuse. Après la résolution de la crise, la société est motivée par le désir d’assurer la tranquillité sociale aussi longtemps que possible. Cependant, comme elle se souvient de l’épisode qui lui a restitué l’unité perdue et de l’individu au cœur de cet épisode, elle va utiliser cela comme base pour renforcer sa tranquillité. C’est pour cette raison qu’elle reconstitue l’épisode miraculeux qui a conclu la crise, en mettant en péril de nouvelles victimes (arbitraires) dans des conditions similaires à celles de l’épisode d’origine. Il s’agit donc de mettre en place un rituel.
René Girard et sa vision Théologique
Selon René Girard, il est crucial de distinguer entre les mythes fondateurs qui décrivent les événements du point de vue des persécuteurs et la Bible qui adopte celui des victimes. Au lieu de se limiter à proposer des alternatives, René Girard nous propose différentes interprétations entre ces deux concepts. Girard, penseur apocalyptique, croit qu’il est impossible de se détacher du religieux sans se détacher de l’humain. C’est pourquoi la théorie mimétique possède également une dimension théologique et apologétique. « La Révélation prive les hommes du religieux… La perte du sacrificiel, seul système à même de contenir la violence, ramène cette violence parmi nous… Il n’y a plus que la rivalité et elle monte aux extrêmes.», écrit-il dans son dernier ouvrage, Achever Clausewitz. Néanmoins, la théorie mimétique dénonce tout fatalisme. Elle confère à l’Apocalypse une double signification, celle de catastrophe finale et celle de révélation. L’humanité est maintenant consciente que la violence est innée. Elle est donc confrontée à la terrible option d’abandonner la violence, et reproduire une voie de paix, ou de se détruire elle-même dans un cercle vicieux auto-destructeur.