Le transhumanisme : analyse d’une idéologie qui s’infiltre en Occident.

 Introduction de la vision transhumaniste par un philosophe des années 50 :

 

 

Dans Homo deus, Yuval Harari avance qu’après avoir vaincu famine, épidémies et guerre, l’humanité partira au XXIe siècle à la conquête de trois projets prométhéens : l’immortalité, le bonheur et la maîtrise du vivant. Le transhumanisme – qui tente de répondre à cela – pourrait très rapidement être défini par 3 concepts : tuer la mort, augmenter l’humain par la technique, et/ou le connecter à l’intelligence artificielle. C’est une idéologie des années 30, que l’on pourrait apercevoir dans le roman des plus pertinents : le meilleur des mondes. Ce courant s’est fortement développé via la Silicon Valley, par les plus grosses boîtes informatiques qui adoptent cette vision (Google en étant un bon exemple). 

 

L’élan donné par la National Science Foundation (NSF) de Washington est venu conforter le transhumanisme. Un courant de pensée, pour l’instant très américain, où se croisent « technoprophètes », chercheurs ayant pignon sur rue et grands dirigeants d’entreprises dans les secteurs de haute technologie, à l’image de l’informaticien Ray Kurzweil, le directeur de l’ingénierie de Google. En 1999, la Déclaration de l’Association transhumaniste mondiale contenait deux articles très révélateurs :

1- Les transhumanistes prônent le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles.

2- Nous prônons une large liberté de choix quant aux possibilités d’améliorations individuelles. Celles-ci comprennent les techniques afin d’améliorer la mémoire, la concentration et l’énergie mentale ; les thérapies permettant d’augmenter la durée de vie, ou d’influencer la reproduction ; la cryoconservation, et beaucoup d’autres techniques de modification et d’augmentation de l’espèce humaine.

Dans son rapport de 2012, « Global Trends 2030 », le National Intelligence Council (NIC), un organisme qui coiffe les seize agences américaines de renseignement, insistait lui aussi sur ces technologies de la transformation transhumaniste. Il évoque les psychostimulants permettant aux militaires de rester efficaces plus longtemps au combat. Les implants rétiniens permettant de voir la nuit et dans les spectres non visibles par les humains traditionnels, ainsi que les neuromédicaments décuplant l’attention, la vitesse de raisonnement et de la mémoire.

Les transhumanistes attendent aussi beaucoup des grands projets actuels sur le cerveau. Reconstituer la complexité d’un cerveau humain et de ses quelque 100 milliards de cellules avec leurs connexions, c’est le but poursuivi à la fois par le projet Human Cognome aux États-Unis et par le projet Blue Brain en Suisse. En attendant un hypothétique « uploading », c’est-à-dire le transfert du contenu d’un cerveau humain sur un ordinateur, sa dématérialisation dans le « cloud » ou sa réimplantation sur un robot.

Google, l’un des acteurs les plus impliqués dans les projets d’humanité augmentée, est parti prenant d’un projet encore plus inquiétant : l’université de la singularité. La « singularité » est un concept selon lequel, à partir d’un certain moment de son évolution technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d’un ordre supérieur. L’ « Ecole de la Singularité » annonce même l’avènement vers 2060 d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine ! Larry Page, fondateur de Google, ainsi que différentes figures liées à la firme, ont même lancé une Université de la Singularité, destinée à dynamiser, faire converger et diffuser les différents travaux de recherche qui permettraient d’atteindre ce but.

Ces projets grandioses aux postulats scientifiques souvent discutables, mais exploités avec bonheur par les auteurs de science-fiction, posent des questions morales fondamentales. Avons-nous le droit de modifier l’espèce ? Que devient l’homme, l’idée même d’humanité. Dans cette vision d’un futur habité de surhumain qui n’est pas sans évoquer les pires heures du XXe siècle, quand les totalitarismes se mirent en tête de créer « l’homme nouveau », et pour ce faire massacrèrent à tout-va. Car dans ce monde de surhumain, que deviennent les hommes, ceux qui resteront en arrière ?

La médecine tente, une fois que le problème arrive, de le supprimer. Cependant, tous les patients sont amenés à mourir un jour ou l’autre de par notre statut de mortel. Alors, le courant transhumaniste s’est demandé : pourquoi ne pas supprimer la mort ? Nous arrivons ainsi à une vision plus proche du golem fantastique et de l’androïde de science-fiction que du serment d’Hippocrate. Seulement, la mort est liée à la vie. Supprimer la mort, c’est supprimer le désir qui devient une question de temps. On ne désire plus une chose que l’on n’a pas par choix, on attend le moment où l’on pourra l’avoir. Dans le fond, on en vient à la question de la frustration et de l’assouvissement des passions. Au lieu de penser à ces questions de manières philosophiques, on les supprime en déplaçant le problème sur le rapport à la mort, qui est un des thèmes qui structure toutes les sociétés.

 

Kepler a dit : « La différence entre Dieu et l’homme, c’est que Dieu connaît tous les théorèmes depuis toute l’éternité alors que l’homme ne connaît pas tout, pas encore. »
Nous voyons ici la vision d’un être en devenir qui maîtrisera le fragile et la nature. Mais alors quelle vision de l’Homme peut se baser sur cette vision ? Cette vision apporte, de manière inconsciente, une profonde mutation sur la vision même de ce qu’est un être humain. On passe de l’organisme basé sur un système holistique (doctrine ou point de vue qui consiste à considérer les phénomènes comme des totalités) à un agrégat, une somme de modules, à ajouter ou à supprimer selon les envies et besoins de chacun ou de la mode sociale. La timidité est mal vue socialement, on crée un médicament qui bloque cet incident. Une personne est un peu trop artiste, on lui donne des médicaments pour la calmer. Cela entraîne la suppression de l’enracinement à soi-même, problème majeur de la montée des dépressions. 

 

 En ce qui concerne l’être humain augmenté, autre point important du transhumanisme : sur quels critères se base cette augmentation ? Cela ne pousse-t-il pas toujours plus à remplir un manque jamais comblé ? Vouloir un être augmenté, par rapport à une norme qui n’existe pas d’un être « entier », pose la question de la place de la fragilité et donc de l’eugénisme. Cette idéologie qui s’est développée dans les années 30, vue comme totalement scandaleuse à la fin de la 2ème guerre mondiale, devient une chose logique de nos jours. Pourquoi ne pas faire en sorte d’être le mieux possible ? Cette évolution du « tout possible sans limite » devient permise de nos jours grâce à la technique et aux tests possibles pour prévenir telle ou telle pathologie dans le ventre de la mère. Je ne critique pas ce genre de test, que je les ferais certainement pour mon futur enfant. Cependant, il faut reconnaitre au niveau social qu’il pose des questions éthiques qui ne sont pas posées sur la place publique, notamment la limite de ce genre de pratique. Il y a quelque temps, la puce R.F.I.D. était une peur des conspirationnistes ; de nos jours, la science cherche le moyen de connecter ses organes pour suivre, en temps réel, notre état de santé. Nous en arrivons à une hybridation entre la technologie et le vivant, ce qui créé une externalisation des fonctions humaines. Ce qui pouvait être fait auparavant par une pratique et un apprentissage est maintenant fait par une machine (exemple le GPS). Ces hybridations créent malheureusement de nouveaux problèmes. 

Un exemple pour illustrer cela : une personne sourde de naissance se crée un savoir corporel intrinsèque qui se modélise (codifie) d’une certaine manière. Le sourd de naissance a structuré son corps, son rapport au monde à l’aide d’une information, non codifiée par le langage parlé, mais par d’autres voies d’accès. Il a donc une subjectivité perceptive qui donne un rapport perceptuel différent. Ainsi, lorsqu’on implante une puce afin qu’il puisse entendre, il aura accès à une information codifiée par un entendant, donc sur le code du langage oral, ne correspondant pas à son information corporelle qui est un rapport au monde du sourd. Cette personne ne sera donc ni sourde, car elle aura à présent le code du langage oral, ni bien entendante, car elle recevra un code non compatible avec sa mécanique propre. (Pour approfondir cette idée, je vous conseille de vous informer sur le concept de tunnel de réalité.) Ce n’est pas un hasard si certains adversaires du transhumanisme, dont le plus actif reste l’historien Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’homme, reprochent à ce mouvement de promouvoir une forme supérieure de l‘inégalité, celle qui régnerait entre hommes naturels et hommes augmentés. Pour Fukuyama, postuler la possibilité d’une transformation de la condition humaine par les technologies, pousse à l’extrême l’utopisme technicien hérité de Francis Bacon.

Mais la société utopique qui serait issue de la révolution transhumaniste peut être critiquée de bien d’autres manières encore. Pour les universitaires français Alain Marciano et Bernard Tourrès, le transhumanisme ouvre sur un contractualisme généralisé où la société peut exister sans « bien commun », sans « vivre ensemble » autre que la juxtaposition des individus « libres », délivrés de tout devoir de solidarité. Cela touche à l’idée même de démocratie telle qu’elle s’est développée historiquement, mais aussi à un rapport à l’autre plus immédiat, celui qui s’exprime dans le couple, la famille, la sexualité. La question de la procréation, en particulier, est troublante, car elle engage avec elle, celle de la différence des sexes, de la parentalité, et au-delà de l’identité de la personne humaine. L’utopie technicienne gomme en quelque sorte cette dimension. Le philosophe Jean-Claude Guillebaud repère ainsi dans le transhumanisme une forme d’immaturité militante, marquée par la haine du corps, de ses infirmités, de ses souffrances et de ses imperfections. Une haine, en somme, de ce qui fait l’homme.

 

Pour finir, d’un point de vue clinique, la vie se base sur des failles fondatrices (ce qui nous « manque » défini, ce que nous sommes en tant qu’être) contrairement à la défaillance, propre à l’appareil mécanique, qui peut être réparée sans répercussion. 

L’outil (quel qu’il soit) a toujours suivi l’évolution, et l’évolution fait peur. Donc, les questions ne portent pas sur la science en elle-même, mais sur les limites de la technique. La science libérale entraine les questions : pourquoi ne pourrais-je pas utiliser la technique qui existe ? Quelle est la légitimité de celui qui souhaite devenir un être augmenté ?  Cependant cela s’ajoute à un autre fait. Tout ce que la technique rend possible devient anthropologiquement et sociologiquement  obligatoire, sinon on se retrouve en décalage profond avec la société elle-même tel les amish aux USA. Du coup, la production de technique est devenue elle aussi, dans nos sociétés, un foyer de conformisation, voir de normalisation.

La base de la philosophie libertaire et de la mouvance post 68 est : tout est possible. Seulement, les limites qui structurent la vie sont essentielles à l’existence. Aujourd’hui, le néolibéralisme, lié à la technologie, pousse aussi au « tout est possible ». Cela entraîne une réflexion politique de la limite, tout en faisant attention, car celles-ci peuvent vite renvoyer vers l’obscurantisme qui aime des limites fortes : coercitive, étatique, voire théologique. Face à une vision libertaire du « tout est possible » rejoignant dans les faits les dérives technocratiques, se questionner sur la place d’une limite devient indispensable.

 

Réflexion basé notamment sur les conférences de M. Benasayag.

 

à lire en complément : 

Transhumanisme : de l’illusion à l’imposture

Olivier Rey : Leurre et malheur du transhumanisme