Une société d’imposture (lorsque l’évaluation supprime le “sens”)

Lorsque la forme prend le pas sur le fond sous logique d’apparence scientifique, alors le nid est prêt pour que le règne des imposteurs advienne. Cette gouvernance exercée sur le mode d’une « tyrannie de l’évaluation », traduit en langage politicien, prône des objectifs de croissance intenables proférés sur un mode quasi-névrotique, annihile toute créativité et tend à formater les individus qui n’ont d’autres choix que de se conformer pour ne pas subir l’ostracisme auquel s’expose tout penseur critique ou anticonformiste.

 

Tout l’intérêt de l’essai de Roland GORI « la fabrique des imposteurs » réside dans le fait qu’il souligne l’influence néfaste de notre société sur la construction identitaire des individus. (Nous avons alors, les bases pour construire le profil de plus en plus démocratisé du “pervers narcissique.”) Il démontre comment « l’imposteur relève doublement d’une psychopathologie qui s’enracine dans le social et le symbolique ». Il relativise ainsi la responsabilité des imposteurs vis-à-vis de leurs impostures en précisant : « que sa souffrance (celle de l’imposteur) provient de l’environnement qui l’a obligé à vivre au-dessus de ses moyens en le conduisant à une hyperadaptation aux idéaux et aux normes, formes imposées par l’autre. C’est d’ailleurs sur cette scène-là qu’il va déployer ses symptômes, symptômes qui sont autant les siens que ceux de l’autre. D’autre part l’imposteur est pris dans le social, en tant que plus que toute autre pathologie il a compris la dimension de semblant impliqué par tout discours, en particulier le discours organisé par la mascarade de l’éthique capitaliste. C’est à ce titre que, pour le propos qui est le mien ici, j’ai cru bon de l’appeler à la barre des témoins d’un procès en accusation de cette pathologie de la raison formelle qui prétend aujourd’hui organiser nos existences ». 

Analyse du capitalisme :

Le capitalisme, c’est l’économie tout entière tournée vers la quête effrénée de plus-values, de profits calculés. Avec cette réalité, il y a effectivement chosification de l’humain, celui-ci est réduit à un instrument permettant d’accroître les taux de profit. C’est le point commun à tous les capitalismes qui se sont succédé dans l’histoire. C’est le point commun entre le capitalisme industriel analysé par Marx, et le capitalisme financier actuel.

Ce capitalisme financier a une forte spécificité qui accroît l’aliénation sociale et subjective en jouant toujours davantage sur la fluidité du temps et de l’espace, la vitesse et la globalisation. Désormais, ce qui s’échange, ce sont essentiellement des produits financiers déconnectés de l’économie réelle et favorisant les bulles spéculatives. Cette mutation dans la production s’accompagne d’une dématérialisation des rapports sociaux qui accroît l’aliénation.

Marx parlait du prolétaire comme cette aliénation d’un humain auquel la machine avait confisqué son savoir et son savoir-faire, au contraire de l’artisan. Cette prolétarisation s’est étendue aux classes moyennes et à l’ensemble des professionnels des secteurs dédiés au bien commun et à l’espace public. Les machines se sont dématérialisées, elles prescrivent toujours plus de normes de comportement dans tous les domaines de la vie. Le calibrage des comportements opère de manière plus insidieuse, requérant toujours davantage notre servitude volontaire.

 

La prolétarisation au travail  

 Gramsci soulignait déjà que l’action des syndicats est nécessairement limitée dans la mesure où ils ne réunissent les travailleurs que sur la seule base de la force de travail, souci qu’ils partagent avec le patronat. Aujourd’hui encore, les syndicats se battent davantage sur les conditions de l’emploi que sur la défense des métiers.

L’emploi, c’est évidemment crucial du point de vue de la « citoyenneté sociale », comme l’a bien montré Robert Castel. On assiste aujourd’hui à l’évidence à une érosion des droits sociaux, et il faut y résister. Mais la prolétarisation n’est pas réductible à cette érosion. Elle consiste aussi en une confiscation de la pensée même de l’acte professionnel. Prenons l’exemple des médecins. Au travers de dispositifs comme la tarification à l’activité (T2A) ou le contrat d’amélioration des pratiques individuelles (Capi), des critères hétérogènes à la logique médicale leur sont imposés. Les dispositifs d’évaluation requièrent une soumission sociale librement consentie les invitant à incorporer toujours davantage des préoccupations de gestion au détriment de l’acte de soin en lui-même. Tout est fait pour que la dimension du soin s’estompe au profit de la valeur marchande de l’acte et soit subordonnée aux autorités administratives. Du coup, par exemple, ce sont les spécialités les plus techniques qui sont valorisées au détriment des autres. Par petits bouts, c’est l’acte même du soin qui se trouve modifié.

Dans le domaine de la recherche, plutôt que de nous dire que tout savoir doit devenir marchandise et qu’en conséquence seules les recherches appliquées sont souhaitables, on va jouer sur la grammaire des discours du savoir. Plutôt que d’interdire les recherches qui ne conviennent pas au pouvoir politique, on va les empêcher.

 

Ce genre de procédé se diffuse dans tous les secteurs de la société et fabrique de l’imposture.

De nos jours, l’imposteur n’est pas forcément celui qui falsifie des identités, ou s’invente un héritage bidon, une origine aristocratique pour escroquer les autres. C’est plutôt le genre Bernard Madoff, mais en plus ordinaire, avec une série de traficotages au quotidien pour faire face aux exigences des normes imposées. De petites tricheries ont lieu partout. Dans un colloque récent le paléontologue Henri de Lumley racontait qu’un chercheur qui avait découvert dans le Rif marocain une dizaine de dents datées d’environ 5 000 ans se trouvait incité par le mode actuel de l’évaluation des scientifiques à produire non un seul article sur sa découverte, mais une dizaine, un pour chaque dent…

Si l’imposture est répandue dans toute la société, est-ce à dire que nous serions autant imposteurs en bas qu’en haut de l’échelle sociale ? Ou bien la réflexion anthropologique sur l’imposture s’articule-t-elle à une analyse de classe ?

Le capitalisme exige une rationalisation de la production qui aboutit à une fragmentation des actes professionnels. Marx montrait déjà que, pour le capitalisme, le « travailleur idéal » était un travailleur sans subjectivité et sans citoyenneté. Marx comme Weber montrent que, pour parvenir à cet asservissement de l’homme aux exigences des machines, le processus de rationalisation doit s’étendre au-delà du temps de travail et s’emparer du temps de l’existence tout entière. Le temps du loisir, par exemple, se verra de plus en plus confisqué par la logique de la marchandise et du spectacle. Cette évolution porte une exigence d’adaptation sociale et subjective toujours plus intense, et qui, en tant que telle, n’est pas le lot de telle ou telle classe, mais traverse au contraire toute la société.

Alors, il arrive que, face à un système qui colonise toutes les dimensions de l’existence en le privant de ses possibilités de création, l’individu cherche à se protéger par la ruse et le semblant. L’imposteur n’est pas seulement l’escroc conscient et responsable de ses actes, jouissant de duper, de feindre et de mentir. L’imposture dont je parle concerne aussi les individus ou même les États qui ont été dépossédés, expropriés de leur souveraineté, et qui dès lors se parent de mensonges, de tricheries, de masques pour contrer un système normatif qui exige trop d’eux.

Par analogie, disons qu’il arrive qu’un enfant mente moins parce qu’il est malade ou immoral que parce qu’il ressent son environnement comme trop intrusif. Le mensonge devient le moyen, le fétiche par lequel l’enfant se reconstitue un monde intérieur, une intimité mise à l’abri de l’environnement perçu comme traumatique. C’est une fausse adaptation fabriquée par la violence des normes imposées. Cela ne disculpe pas l’imposteur, cela montre simplement que l’environnement dont il émerge a sa part. Et cette part est grande, eu égard à la comédie sociale des mœurs qui est la nôtre.

 

L’impact du numérique dans cette société.

En effet, Roland Gori montre l’impact du numérique sur les esprits et sur les liens sociaux. L’imaginaire d’une lecture numérique du monde soustrait l’expérience sensible, il permet de « tirer des plans sur le chaos », selon l’expression de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, c’est-à-dire de connaître « objectivement » le monde. L’art et la philosophie sont une autre façon de « tirer des plans sur le chaos », mais ils ne pèsent pas lourd dans notre société, faute de pouvoir être convertis en marchandises. Cette absence de contrepoids fait problème, entame la capacité de penser et appauvrit tous les champs de la connaissance, ceux des sciences également. Un homme réduit à ses comportements a-t-il besoin de penser ? Bertolt Brecht se plaisait à dire que « le fascisme traite la pensée comme un comportement. Ce qui fait d’elle un acte au sens juridique, le cas échéant criminel, et passible de sanctions appropriées ». Ce sont les connaissances traditionnellement les plus rétives à la raison calculatrice, psychanalyse et humanités en tête, qui, aujourd’hui, font l’objet d’un jeu de massacre des pouvoirs. Elles en sont la cible privilégiée, l’objet de toutes les censures. La censure a pris une forme nouvelle, elle n’interdit pas, elle empêche, elle empêche de penser en interdisant l’usage poétique des mots et de la langue. Il suffit pour censurer de rendre insignifiant tout acte de vie, social et subjectif, qui ne parvient pas à se convertir en valeurs pratico-formelles (utilitariste), c’est-à-dire dans le langage et les valeurs des affaires et du droit. Le sourire d’un schizophrène dans la relation thérapeutique est un moment d’humanité partagée ; Il n’a aucune valeur tarifaire dans la comptabilité des hôpitaux. Nous sommes entrés dans une véritable colonisation des mœurs et des esprits qui considère les humains comme des instruments appelés à produire

Source : 

La fabrique des imposteurs de Roland GORI

La fabrique de nos servitudes de Roland GORI

 

 

 

La culture occidentale à l’ère de la raison pratico-formelle (une vision mécaniste)