Société et volonté de toute-puissance, un rapport à questionner

« Notre foi profonde et erronée dans la technologie ne décrit pas complètement la culture moderne. Reste encore à expliquer comment un respect exagéré pour la technologie peut coexister avec le renouveau d’anciennes superstitions, avec la croyance en la réincarnation, avec une fascination croissante pour l’occulte, et avec les formes étranges de spiritualité associées au mouvement New Age. Notre monde se définit tout autant par une profonde révolte contre la raison que par notre foi en la science et la technologie (…). La coexistence d’une technologie de pointe et d’une spiritualité primitive suggère que toutes deux sont enracinées dans des conditions sociales telles que les gens ont de plus en plus de mal à accepter la réalité du chagrin, de la perte, du vieillissement et de la mort – en bref, à accepter qu’ils vivent avec des limitations. »

C.Lasch, La Culture du Narcissisme, (1979/1991).

 

Un des problèmes de notre époque, en Occident, est le rapport au désir de toute-puissance.

 Tel un enfant qui, à un moment réveille ce désir en lui, l’éducation a pour objet de le cadrer, de le sublimer pour devenir un adulte. Si ce n’est pas cadré, on en arrive à des formes de perversion (voir ce concept  tant à la mode de nos jours de pervers narcissique, qui n’est que le reflet de cette problématique). Au niveau social et religieux, nous retrouvons la même démarche : la morale, les lois (divine ou légale) sont présentes comme garde-fou pour cadrer cette volonté de toute-puissance, garde-fou qui peut être remplacé dans certains cas, par une humilité face à une grandeur qui nous dépasse et nous renvoie à notre place, voire un concept comme l’ataraxie qui réduit les passions fortes (rapprochant la toute-puissance vécue) à des émotions douces (cadre face à cette volonté qui se retrouve refoulée).

 

L’époque actuelle, quant à elle, a supprimé justement tout rapport au garde-fou dans tous les cadres possibles. 

Que ce soit au niveau légal où la morale est soi-disant devenue la loi mais qui est, au final, une société d’adaptation et d’imposture. L’important n’est plus le vrai, mais le spectacle lié à la performance accomplie, quelle que soit la manière dont cette performance est accomplie. Ce qui explique une validité implicite du dopage au sport, des politiciens escrocs ou manipulateurs ; le problème au fond est qu’ils se sont faits prendre, plus que le fait qu’ils aient utilisé tous les moyens possibles pour arriver à leur fin (de toute puissance). L’imposture devient le masque pour remplir un vide ontologique grâce au spectacle produit. 

Au niveau philosophique avec la place du bonheur ancré dans les droits de l’Homme : le bonheur est passé d’une vision collective d’émancipation sociale ou spirituelle à un bonheur personnel fait de  pulsions consommables. Partant des droits de l’Homme qui annoncent que le bonheur est un droit inaliénable, un gouvernement est légitime si le peuple est libre et heureux. Si de nos jours, celui-ci est fait de pulsion et ? consommable alors un gouvernement légitime sera celui qui nous permet de consommer notre bonheur (et d’assouvir de ce fait notre volonté de toute-puissance). De ce fait, on découvre une passion pour se faire une meilleure place pour vivre allant jusqu’à oublier le sens de vivre lui-même réduit à cette volonté de toute-puissance.

Au niveau spirituel : le new-age, le néo-chamanisme ou même néo-paganisme place l’Homme comme un dieu en devenir et de ce fait ne limite plus le désir de toute-puissance mais au contraire, le valide et le pousse. L à ou les anciens païens avaient un cadre qui était soit, une humilité des « dieux qui nous dépassent », soit au risque de ne pas plaire aux esprits et recevoir une punission pour une puissance personnelle trop poussée, de nos jours étant des dieux en devenir, il suffit de se purifier et de travailler sur soi pour se rapprocher de dieu et vivre cette volonté de toute puissance expliquée par le divin en nous qui ne demande qu’à s’exprimer. 

Au niveau scientifique et matérialiste : une volonté de toute-puissance rejoignant une capacité technique de plus en plus présente renvoie à ce qu’est  à la base un humain. Pourquoi pas l’améliorer pour pouvoir, faire et être encore plus ce que je désire ? Cette même volonté de toute-puissance entraîne de fait le transhumanisme. 

Au niveau psychologique : le coaching qui vient, à la base, des entreprises aux USA et donc construit par le management, apprend à se dépasser, pour réaliser des objectifs (professionnel ou personnel) qui nous étaient difficilement réalisables jusque-là (problème de procrastination, de confiance en soi, de motivation, de peurs diverses, etc.) Bref comment dépasser nos limites pour réaliser notre volonté de toute-puissance (la « loi d’attraction » étant le plus beau symbole, si tu crois assez fort à ce que tu veux ou désir ça arrivera obligatoirement) 

Au niveau de notre rapport à la mort : Le rejet croissant de l’aléa – et de la mort comme sa conséquence ultime – peut également s’observer sur un temps plus long. L’historien Philippe Ariès avait décrit quatre moments dans l’histoire des mentalités entourant la mort : « La mort apprivoisée », lorsque la mort était omniprésente et acceptée comme un événement collectif ; « la mort de soi » à la fin du Moyen Âge, lorsque la mort devient une affaire individuelle ; « la mort de toi », exaltée et dramatisée lorsque la mort devient un objet romantique ; et enfin « la mort interdite » ou « mort inversée », qui caractérise notre époque à partir du XXe siècle, quand la mort devient médicalisée et tabou, et le deuil caché.

Bonus : Nous pouvons voir via l’effet Dunning-Kruger un biais qui amène la personne à ressentir là aussi un effet de toute puissance face à certaines informations, se voyant alors pour plus compétant, voir plus expert qu’il ne l’est finalement. à une époque où l’on confond vite information (via de la vulgarisation) avec expertise. Ainsi beaucoup de personnes se sentent vite expert d’un domaine alors qu’ils n’en connaissent que des contours vagues. Une forme d’expertise passe aussi par accepter ses propres limites et voir ce que l’autre peut m’apporter. Cet effet s’ajoute généralement à tous les points cités au-dessus comme renforcement et auto validation face à certains points qui pourraient venir relativiser notre perception.

L’effet Dunning-Kruger ou effet de surconfiance, est un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence. Dunning et Kruger attribuent ce biais à une difficulté métacognitive des personnes non qualifiées qui les empêche de reconnaître exactement leur incompétence et d’évaluer leurs réelles capacités. Cette étude suggère aussi les effets corollaires : les personnes les plus qualifiées auraient tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penseraient à tort que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres. 

La base de la philosophie libertaire et de la mouvance post 68 est : tout est possible (vision qui nous place de manière inconsciente à une place infantile dans ce rapport à la volonté de toute puissance). Seulement, les limites qui structurent la vie sont essentielles à l’existence. Aujourd’hui, le néolibéralisme, lié à la technologie, pousse aussi au « tout est possible ». Cela entraîne une réflexion philosophique de la limite, tout en faisant attention. Car celles-ci peuvent vite renvoyer vers l’obscurantisme qui aime des limites fortes : coercitives, voire théologiques. Face à une vision du « tout est possible » rejoignant dans les faits les dérives néolibérales, se questionner sur la place d’une limite devient indispensable. (lire en lien avec ces questions, cet article qui questionne le concept de liberté) 

 

Paradoxalement, explique Hartmut Rosa que, loin de nous simplifier la vie, cela détermine un rapport agressif au monde… Et que le monde rendu disponible devient curieusement muet, menaçant, voire indisponible !

Le monde rendu calculable et maîtrisable se refroidit, il perd son sens et sa voie. Par cette stratégie de mise à disposition, nous sommes contraints structurellement, de l’extérieur, et culturellement, de l’intérieur, à faire du monde le point d’agression. Cela est dû à la pression économique, à l’extension et l’accumulation de richesses et à l’accélération des rythmes de vie. Dès le matin, on ne se réveille pas naturellement parce que le soleil se lève, ou parce que l’on entend le coq chanter, on se réveille avec une alarme, donc on est vraiment dans une situation alarmante chaque matin, une situation d’urgence et qui ne correspond pas du tout à un cycle naturel biologique.

Il y a un deuxième aspect lié à l’auto-efficacité individuelle. Toute cette mise à disposition étend notre efficacité sur nous-mêmes parfois jusqu’à la toute-puissance. En un clic, je peux allumer, éteindre la lumière, allumer, éteindre le chauffage à distance, ouvrir des portes. Cette toute-puissance est parfois trompeuse car si le téléphone ne fonctionne plus, je ne peux même plus ouvrir une porte, je ne peux joindre personne, je suis perdu, coincé. Avec la technologie, il y a toujours le risque que cette toute-puissance se transforme en impuissance. Ce qui définit notre rapport postmoderne au monde, c’est justement ce constant renversement de la toute-puissance à l’impuissance.

L’indisponibilité peut être bénéfique quand quelque chose nous échappe et nous transcende, comme à l’écoute d’une sonate. Mais elle comporte quelque chose de monstrueux dans l’indisponibilité de la technologie moderne, car en principe elle devrait être disponible et quand en pratique elle ne fonctionne pas, l’angoisse est terrifiante. Cela se traduit aussi dans un mode de vie postmoderne. Par exemple, les élèves qui passent le bac en Allemagne ont à leur disposition la meilleure vie possible en principe, en réalité ils doivent choisir entre près de 19 900 formations post-bac. Quoi de plus illisible et indisponible !

Le problème, c’est que le rapport agressif au monde qui domine dans notre postmodernité laisse peu de place à la résonance. D’autant qu’elle ne peut avoir lieu si on cherche à la créer artificiellement, à la rendre disponible. C’est ce qui explique le succès de la pleine conscience qui essaie de créer une disposition d’esprit qui rende possible la résonance. Il faut faire attention avec ce mouvement qui part du principe que l’on peut entrer en résonance avec tout, l’accent est mis sur l’individu, le sujet, alors que pour moi il s’agit d’une relation, une sorte d’appel qui ne dépend pas que de nous.

Ce qui tue la résonance aujourd’hui, ce sont trois éléments que le néolibéralisme a réussi à imposer : le manque de temps permanent, la mise en concurrence constante des individus et l’angoisse existentielle qu’impliquent les conditions sociales de ce néolibéralisme. Pour faire l’expérience de la résonance, il faut être vulnérable, accepter la possibilité d’être blessé par la relation. Le traumatisme, c’est justement cela, avoir été tellement blessé par une expérience que l’on se coupe de toute possibilité de résonance. La société présente comme fondamentalement irrationnelle cette vulnérabilité inhérente aux expériences de résonance. Ce qui est valorisé est une optimisation de tous les aspects de la vie.

Comment on résiste à cela ? On part en retraite dans un monastère ? On se rend indisponible au monde ?

Le fait de se retirer pendant deux semaines est de l’ordre de la décélération fonctionnelle : on part pour mieux revenir, pour être reposé et plus compétitif, pour repartir de plus belle dans la course. Ce qui donne de l’espoir, c’est le soubassement anthropologique selon lequel l’homme est par nature un être de résonance. Tout l’enjeu politique est de redécouvrir ces espaces de résonance comme espaces de résistance. Il faut pour cela changer les institutions pour limiter au mieux les exigences d’efficacité et ménager un espace et donc un certain rapport au temps qui rende possible la résonance. Le danger est de pervertir la résonance pour en faire quelque chose d’utilitaire, de disponible. C’est là la grande difficulté de ce projet.

 

Pour aller plus loin : 

La résonance est une relation entre le sujet et le monde

source : 

Hartmut Rosa Rendre le monde indisponible

 

introduction philosophique sur notre rapport au désir selon Spinosa : 

 

 

Désir et consommation :