Black Blocs : découverte d’une culture et d’une pratique politique

Le terme Black Bloc évoque souvent, dans l’imaginaire médiatique, des manifestants vêtus de noir, cagoulés, engagés dans des actions violentes ou spectaculaires lors de manifestations. Ce phénomène, à la fois tactique, politique et symbolique, mérite cependant une analyse dépassant la simple caricature.

 

Le Black Bloc prend racine dans les mouvements autonomes d’Allemagne de l’Ouest, notamment à Berlin et Hambourg, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Ces groupes, inspirés par l’anarchisme, le marxisme libertaire et les mouvements de contre-culture, s’opposent à l’État capitaliste, au patriarcat, au fascisme et à toutes les formes d’oppression. Les « Autonomen », comme on les appelle alors, sont actifs dans les luttes urbaines, notamment l’occupation de logements, et s’organisent en collectifs horizontaux. C’est dans ce contexte qu’émerge la tactique du Black Bloc : un regroupement temporaire de manifestants, vêtus de noir pour créer un anonymat collectif, se mouvant en groupe compact et agissant de manière coordonnée. La couleur noire et l’uniformité vestimentaire visent à rendre l’identification difficile et à exprimer une unité symbolique contre l’ordre établi. Le concept se diffuse ensuite dans d’autres contextes : aux États-Unis lors des manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999, en France lors des mouvements sociaux, au Canada, en Grèce, en Italie, ou encore plus récemment dans les mobilisations contre les grands projets (comme Notre-Dame-des-Landes) ou lors des Gilets jaunes.

Apparition médiatique à grande échelle :

Le mouvement altermondialiste en Occident s’occupe notamment de remettre en question la légitimité de grands responsables des institutions internationales liées à la mondialisation du capitalisme, comme l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, le G8, l’Union européenne, etc. À ces occasions, plusieurs coalitions organisent des débats publics, des projections de films, des concerts, des carnavals de rue, des manifestations et des actions de perturbation, l’ensemble pouvant durer plusieurs journées. C’est dans ce contexte que les Black Blocs ont fait une entrée remarquable dans le mouvement altermondialiste lors de la « Bataille de Seattle » du 30 novembre 1999 en attaquant les vitrines de McDonald’s, Nike, Gap et de succursales bancaires.

Une tactique, pas une organisation

Contrairement à une idée reçue, le Black Bloc n’est pas une organisation structurée ou un groupe stable. Il s’agit d’une tactique de manifestation utilisée ponctuellement par des individus ou collectifs aux affinités politiques proches — le plus souvent anarchistes, autonomes, antifascistes ou anticapitalistes. Le bloc noir n’a pas de porte-parole, pas de programme, pas de hiérarchie officielle. Cette tactique repose sur plusieurs principes : l’anonymat collectif, grâce à une tenue noire et des visages masqués ; la solidarité, avec des formes d’auto-défense, de soins mutuels, d’organisation logistique ; l’action directe, c’est-à-dire l’usage de moyens d’action en dehors des canaux institutionnels (briser les vitrines de banques ou de multinationales, affronter la police, saboter certains dispositifs symboliques du pouvoir) ; l’horizontalité, avec des prises de décision collectives et une méfiance vis-à-vis de toute autorité. Le Black Bloc fonctionne donc comme un mode d’action temporaire, apparaissant lors de mobilisations perçues comme cruciales, souvent en marge des cortèges syndicaux ou institutionnels.

Multiples activités possibles :

 Le Black Bloc est une formation tactique temporaire, souvent très organisée, qui repose sur une diversité de rôles, de compétences et d’activités. Cette pluralité d’actions est essentielle à son efficacité, sa sécurité et son autonomie. Voici un panorama des multiples activités possibles au sein d’un Black Bloc :

Le premier front : les lignes d’affrontement

  • Affrontement direct : lancer de projectiles, utilisation d’objets (parapluies, barrières, extincteurs) pour bloquer la police ou riposter aux charges.
  • Destruction et dégradation ciblée : vitrines de banques, caméras de surveillance, distributeurs automatiques, panneaux publicitaires.
  • Sabotage : mise hors d’usage de mobilier urbain ou de dispositifs policiers (drones, caméras, barrières anti-émeute).

Ces actions sont généralement menées par les personnes les plus aguerries, souvent en première ligne.

Le bloc défensif : protection et stratégie

  • Boucliers artisanaux : confection et port de protections en plexiglas, bois ou métal pour contenir les charges de police.
  • Utilisation de fumigènes ou extincteurs : pour masquer les déplacements du groupe.
  • Organisation des retraites tactiques : guidage du repli, ouverture d’itinéraires de fuite, repérage des nasses policières.

La logistique du bloc : une organisation invisible

  • Coordination et communication : mise en place de signaux gestuels, cris codés, ou parfois de talkies-walkies pour coordonner les mouvements.
  • Ravitaillement : distribution d’eau, de sérum physiologique, de protections (lunettes, gants, masques).
  • Matériel tactique : transport et mise en place de matériaux utiles à la confrontation (bâtons, panneaux, parapluies, tracts).

La sécurité interne

  • Surveillance des alentours : repérage des flics en civil, drones, journalistes, caméras de vidéosurveillance.
  • Neutralisation de l’identification : marquage des caméras, dispersion du bloc pour brouiller les pistes.
  • Détection et exclusion des provocateurs : personnes suspectées d’être des infiltrés ou de mettre en danger le bloc.

L’encadrement périphérique et logistique invisible

Certain·es activistes ne sont pas dans le Bloc lui-même, mais participent en soutien :

  • Street medics : premiers soins, désobstruction respiratoire, pansements, évacuation de blessés. (les « medics »)
  • Observateurs ou sentinelles : repérage des mouvements policiers, relais d’informations vers les membres du bloc.
  • Caméras amies : personnes qui filment les violences policières, protègent juridiquement les membres du bloc.
  • Point de chute et logistique arrière : Ceux et celles qui ne désirent pas intervenir dans la rue pourront former des groupes d’affinité d’appui légal, actifs en cas d’arrestations, ou prendre la responsabilité du transport, de l’hébergement, de l’approvisionnement en eau et nourriture, des contacts avec les médias, etc.

Le Black Bloc fonctionne comme une formation polymorphe où chaque individu peut jouer un rôle spécifique, selon ses capacités, son expérience, et ses limites. Loin d’être un chaos incontrôlé, c’est souvent une organisation fluide, qui combine stratégie, improvisation, et solidarité. Cette multiplicité de rôles permet à des personnes de s’impliquer sans nécessairement participer à la violence frontale, et illustre une des logiques fondatrices du Black Bloc : l’autonomie collective face à la répression et à l’ordre établi.

 

Place de la violence dans le mouvement :

Le sociologue Geoffrey Pleyers distingue au sein des participant-e-s aux Black Blocs les jeunes peu politisés en quête de sensations fortes des militant-e-s hautement politisés. Au sein même des Black Blocs, des voix critiques s’élèvent contre ceux et celles qui considèrent que le recours à la force lors de manifestations est synonyme de grandeur politique et morale. D’autres critiques déplorent que la manifestation en général et le recours à la force en particulier soient perçus par certains comme une fin en soi. Il convient de répéter toutefois qu’il n’y a pas un profil homogène de participant qui se cache sous la cagoule noire : on peut par exemple écouter la musique de Bérurier noir et étudier en sociologie sans participer à des Black Blocs et participer à des Black Blocs sans aimer la musique punk ni l’université. . .

Le recours à la violence, qu’elle soit matérielle (destruction de vitrines, incendies de véhicules) ou physique (affrontements avec les forces de l’ordre), suscite un débat constant. Les partisans du Black Bloc justifient ces pratiques comme une réponse à la violence structurelle du capitalisme et de l’État. Ils mettent en avant la fonction symbolique de ces actes : briser les vitrines de banques ou les caméras de surveillance comme gestes de désobéissance face à la marchandisation du monde et à la société de contrôle. Cette stratégie est aussi envisagée comme une manière de perturber l’ordre médiatique, d’imposer un autre récit que celui des manifestations « encadrées » ou ritualisées. Certains Black Blocs eux-mêmes cherchent donc à éviter les affrontements et se retirent dès que les conditions deviennent trop tendues ou que le message politique risque d’être brouillé. La sociologie n’offre pas de réponse précise quant à la question de l’« efficacité » des mouvements sociaux, de leurs manifestations et des tactiques violentes et non violentes. Les analyses à ce sujet sont rares et leurs résultats ne concordent pas. Dans tous les cas, 1’« efficacité » d’une action militante ou d’un mouvement social doit toujours être qualifiée

Plusieurs théoriciens et politiciens ont souligné depuis plus de deux cents ans la nature fictive – voire mensongère – de la représentation de la souveraineté populaire.

Maximilien Robespierre affirmait que « c’est seulement par fiction que la loi est l’expression de la volonté générale ». Benjamin Constant précisait quant à lui que lorsque l’individu moderne exerce sa souveraineté, « ce n’est jamais que pour l’abdiquer » car «l’exercice de la souveraineté […] par la représentation» est « fictive » ». Pierre Paul Royer-Collard parlait pour sa part de la « doctrine magique de la représentation». Du côté des anarchistes, Murray Bookchin, après Elisée Reclus et Proudhon, affirme que « le slogan « Pouvoir au peuple » peut seulement être mis en pratique lorsque le pouvoir exercé par les élites sociales se dissout dans le peuple. […] Si « pouvoir du peuple » signifie rien de plus que « pouvoir pour les leaders du peuple », alors le peuple reste une masse indifférenciée et manipulable ».

Selon la conception radicale et directe de la démocratie, un mouvement social est un espace qui peut et doit être organisé de façon telle que chacun puisse participer au processus de prise de décision et s’exprimer, en son nom propre, vers l’intérieur aussi bien que vers l’extérieur de cette collectivité. Des partisan-e-s des Black Blocs et du fonctionnement militant par groupes d’affinité considèrent qu’ils ont les capacités politiques de décider collectivement de leurs choix tactiques, par voie de délibération.

Les arguments pour justifier – ou rejeter – le recours à la force peuvent être de l’ordre de la référence historique, de l’expérience militante, ou du témoignage psychopolitique. Les arguments peuvent aussi relever de l’évaluation tactique et stratégique, de l’analyse politique ou économique.

Il importe de noter que les Black Blocs et leurs alliés ne se considèrent pas « révolutionnaires » (sauf en de rares exceptions). Leur violence – d’intensité relativement réduite – n’est pas meurtrière : elle est avant tout symbolique et s’inscrit dans une volonté de communication politique. Le recours à la force est identifié comme un moyen « efficace » pour exprimer une dissidence ou une critique, perturber l’image publique d’un événement officiel jugé illégitime et participer à la vieille tradition du droit et du devoir de contestation de l’autorité illégitime et de résistance.

Cette force des Black Blocs serait aussi plus légitime que la violence des policiers ou des militaires, par exemple, parce qu’elle est utilisée par des individus et des groupes égalitaires et autonomes, alors que les employés de l’Etat ne font qu’obéir aux ordres, violentant ou tuant à la demande de leur supérieur hiérarchique. L’action des Black Blocs est directe, parce qu’elle est menée par l’acteur lui-même et non par un de ses « représentant-e-s », mais aussi parce que l’objet d’injustice – l’Etat, le Capital ou la « Mondialisation » – s’incarne dans un policier, une vitrine d’un McDonald’s ou la clôture de sécurité entourant un sommet et peut être directement ciblé.

L’Etat « démocratique » libéral qui déploie alors sa violence contre cette partie du peuple souverain dévoile ce faisant l’absence de correspondance entre l’abstraction légitimante de la souveraineté représentée et la réalité d’une multitude dotée d’une autonomie de décision et d’action politiques. Pareil dévoilement s’effectue aussi lorsque des « représentant-e-s » d’un mouvement social se dissocient d’une partie du mouvement qu’ils disent représenter.

 

Autres blocs

Le mouvement altermondialiste comprend trois autres types de « blocs » pour ceux et celles qui privilégient la confrontation, mais que ne se sentent pas au diapason des Black Blocs.

Pink Bloc

  • Origine : Apparu dans les années 1990 dans les mouvements queer et altermondialistes, notamment autour d’ACT UP et de Reclaim the Streets.
  • Esthétique : Couleurs vives, déguisements, paillettes, plumes, musique techno, banderoles ironiques.
  • Objectif : Détourner les codes de la manifestation radicale (comme le Black Bloc) dans une optique festive, féministe et queer. L’idée est de faire de la rue un espace de créativité subversive.
  • Tactique : Moins dans la confrontation directe, le Pink Bloc joue sur l’humour, la dérision et le désordre joyeux pour perturber l’ordre établi et critiquer les normes de genre, de sexualité ou de consommation.

Green Bloc

  • Contexte : Utilisé dans les mouvements écologistes radicaux (contre les OGM, les grands projets inutiles, etc.).
  • Objectif : Revendiquer une écologie combative, souvent en lien avec les ZAD (zones à défendre), l’agriculture alternative ou la décroissance.
  • Tactique : Actions de désobéissance civile, occupations de sites, blocages non violents ou sabotages ciblés. Parfois, l’esthétique vestimentaire verte est aussi revendiquée.

White Bloc

  • Apparition : Notamment en Italie avec les Tute Bianche (« combinaisons blanches ») à la fin des années 1990.
  • Esthétique : Combinaisons blanches, souvent rembourrées pour se protéger des coups, boucliers artisanaux en mousse ou en plastique.
  • Tactique : Défilés massifs, avancées collectives face à la police sans confrontation directe, techniques de « désobéissance visible ».
  • Idée : Opposer à la violence de l’État une désobéissance organisée, non violente mais offensive, en assumant une visibilité maximale. Ce type de bloc cherche à affronter symboliquement le pouvoir, sans se cacher.

Family Bloc 

  • Contexte : Utilisé lors de mobilisations larges (écologistes, anti-G7, manifs de rue) où des parents viennent avec des enfants.
  • Objectif : Créer un espace sûr, joyeux, accessible, souvent au début du cortège, pour affirmer que la manifestation est un acte citoyen intergénérationnel.
  • Esthétique : Ballons, slogans pour enfants, pancartes dessinées, déguisements. Présence de poussettes, musiques douces.
  • Message politique : Rendre visible que la lutte ne concerne pas seulement les jeunes adultes radicaux mais toutes les générations.

La multiplication des « blocs » témoigne d’une diversification des formes de lutte et d’une volonté de créer des espaces de visibilité politique dans les manifestations. Si le Black Bloc est le plus connu, souvent à cause de la médiatisation de ses actions violentes, d’autres blocs — festifs, familiaux, queer, écologistes, féministes — participent à la même logique : reprendre la rue, créer du collectif, agir en dehors des cadres traditionnels.

 

Réception sociale et enjeux politiques

La figure du Black Bloc divise : pour certains, elle incarne la radicalité nécessaire face à l’impasse démocratique et à la répression croissante des mouvements sociaux ; pour d’autres, elle serait contre-productive, en alimentant une logique de confrontation qui éloigne la population des luttes. La répression policière et judiciaire à l’encontre des Black Blocs est souvent sévère. De nombreuses personnes interpellées lors de manifestations sont inculpées pour des faits de dégradation ou de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Cette criminalisation s’inscrit dans un durcissement général du maintien de l’ordre et de la gestion des mobilisations en contexte néolibéral. En parallèle, le Black Bloc soulève des questions cruciales sur la légitimité de la violence politique, sur la crise de représentation démocratique et sur les formes contemporaines de résistance. À l’heure où les institutions semblent sourdes aux revendications écologiques, sociales ou antiracistes, certains voient dans ces tactiques un révélateur d’une colère profonde et d’un besoin de rupture.

 

 

Conclusion ?

Le mouvement Black Bloc ne peut être compris sans le relier aux crises de notre temps : crise écologique, crise de la démocratie représentative, crise des subjectivités. Il exprime, par son refus de compromis et son esthétique de confrontation, une volonté de rupture radicale avec l’ordre dominant. Mais cette radicalité, pour être politiquement féconde, doit aussi s’inscrire dans des alliances plus larges et dans une réflexion stratégique sur les conditions de l’émancipation.

 

Source : 

Pour approfondir l’histoire et la vision porté : laboratoireurbanismeinsurrectionnel

 

 

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