Comment passer à une société du soin, de prise en compte des vulnérabilités ?

La conceptualisation du handicap a évolué de manière significative au cours des dernières décennies. Longtemps dominé par une approche médicale centrée sur la déficience, le champ du handicap connaît depuis les années 1970 un renversement paradigmatique : le passage d’un modèle médical à un modèle social. Ce dernier propose une lecture politique et critique du handicap, en soulignant que ce n’est pas la déficience en elle-même qui est handicapante, mais l’organisation sociale qui crée des barrières physiques, culturelles et institutionnelles.

 

Handicap : terme qui définit la souffrance d’un individu à la lumière de ses chances à concourir dans le champ social. Dit autrement, le terme handicap est lié historiquement et étymologiquement à la compétition et la concurrence entre individus face à la figure du normal pour progresser socialement. Nous pouvons comprendre la notion de handicap à la lumière d’une société basé sur la capacité. Et si nous changions notre regard social sur la question de l’handicap et de la marginalité ? 

 

« La substance éthique d’une société se « mesure » à la manière dont elle prend en charge et nomme, les souffrances des plus vulnérables de ses membres. » R. Gori

 

Origines et fondements du modèle social du handicap

Le modèle médical du handicap conçoit la déficience comme une anomalie biologique ou psychologique individuelle à corriger ou soigner. Il repose sur une vision normative du corps et de la santé, ce qui aboutit à la marginalisation des personnes handicapées. Ce modèle a été fortement critiqué par les mouvements de défense des droits des personnes handicapées dès les années 1970, notamment au Royaume-Uni. Formalisé par le sociologue Michael Oliver (1990), le modèle social du handicap affirme que le handicap résulte de l’interaction entre une personne ayant une déficience et un environnement social inadapté. Cette approche distingue clairement : La déficience (impairment) : une perte ou altération d’une fonction corporelle ou mentale. Le handicap (disability) : les obstacles sociaux, environnementaux et culturels qui empêchent la participation pleine et entière à la vie en société. Cette distinction permet de déplacer la responsabilité du changement vers la société elle-même, plutôt que vers l’individu. Le modèle social insiste sur le fait que le handicap est produit par des rapports de pouvoir, d’exclusion et de normalisation. Il s’inscrit dans une démarche proche des études critiques, en dénonçant les formes systémiques de marginalisation.

 

Tensions et limites du modèle social

Certains chercheurs, notamment Tom Shakespeare, ont mis en évidence les limites du modèle social dans sa version la plus radicale. En ignorant parfois la réalité vécue de la déficience (douleur, fatigue, vulnérabilité), il risque de minimiser les dimensions corporelles du handicap. Shakespeare propose un modèle interactionnel, qui reconnaît à la fois les déterminants sociaux et biologiques du handicap. Le modèle social a parfois été critiqué pour sa tendance à uniformiser les expériences des personnes handicapées, négligeant les effets croisés de la classe, du genre, de la race, ou encore du type de déficience (intellectuelle, psychique, sensorielle).

 

 Impacts sur les politiques publiques et sociales

Le modèle social a influencé les cadres internationaux, notamment la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) de l’ONU (2006), qui promeut une approche fondée sur les droits humains et l’inclusion. L’approche sociale du handicap appelle à :

  • L’accessibilité universelle (espaces, transports, communication).
  • L’aménagement raisonnable.
  • La désinstitutionnalisation et le développement de l’habitat inclusif.
  • La reconnaissance du droit à l’autodétermination.

Ces principes bouleversent les pratiques traditionnelles en matière d’éducation, d’emploi et de santé.

 

La réadaptation dans le paradigme médical

Dans le cadre du modèle médical, la réadaptation vise à « réparer » une déficience, restaurer une fonction perdue, ou former à des techniques de compensation. L’objectif est de rapprocher l’individu d’une norme fonctionnelle jugée désirable. La réadaptation est pensée comme un processus individuel, prescrit et encadré par des professionnels de santé. Cette vision place la responsabilité de l’intégration sur la personne handicapée, plutôt que sur l’environnement. Elle s’accompagne d’une évaluation constante des « capacités » et de la conformité aux attentes sociales (emploi, autonomie, communication…).

Les critiques formulées par les Disability Studies (Shakespeare, Barnes, Oliver) soulignent que la réadaptation, lorsqu’elle est conçue uniquement comme un retour à la normalité, véhicule une logique normative et capacitiste. Elle suppose que la participation sociale n’est possible qu’à condition de réduire les écarts au modèle du sujet « valide ». Elle peut devenir un instrument de biopouvoir, au sens foucaldien, en régulant ce qui est considéré comme une vie « digne » ou « productive ». Face à ces critiques, des approches contemporaines cherchent à repolitiser la réadaptation. L’enjeu est de dépasser la logique d’ajustement individuel pour penser la réadaptation comme un levier d’empowerment et d’inclusion. Cela implique de prendre en compte les aspirations des personnes concernées, leurs environnements, et les barrières sociales à leur participation. Dans cette perspective, la réadaptation devient un processus de co-construction entre professionnels, personnes concernées et milieux de vie. Elle s’inscrit dans une dynamique plus large de transformation des environnements (logement, emploi, transports, école), en lien avec les principes de l’accessibilité universelle et des droits humains.

 

Vers une société réellement inclusive : une transformation systémique

L’inclusion commence par un changement culturel profond. Il s’agit de déconstruire les représentations capacitistes qui perçoivent le handicap comme un manque ou une anomalie. Ce basculement de regard implique :

  • Valoriser la diversité fonctionnelle comme une composante normale de la condition humaine.
  • Visibiliser les savoirs expérientiels des personnes concernées dans l’espace public, les médias et l’éducation.
  • Développer une éthique du care, qui place la vulnérabilité et la dépendance au cœur du vivre-ensemble (cf. Joan Tronto, Sandra Laugier).

💡 Une société inclusive ne cherche pas à « intégrer » des personnes différentes, elle reconnaît que la normalité est plurielle.

L’une des clefs du modèle social est de considérer que le handicap résulte de l’inadaptation de l’environnement. Il faut donc inverser la logique : ce n’est pas à la personne de s’adapter à la société, mais à la société de s’adapter à la personne. Cela implique : l’accessibilité physique (transports, bâtiments, voirie, logement). L’accessibilité numérique (sites web, interfaces, technologies d’assistance). L’accessibilité communicationnelle et cognitive (langage clair, pictogrammes, traduction en langue des signes, etc.). L’adoption du design universel, c’est-à-dire penser dès l’origine les politiques, services et infrastructures pour tous les corps et esprits.

Les politiques inclusives ne peuvent être efficaces que si elles sont co-construites avec les personnes concernées. Cela suppose : Une représentation directe des personnes handicapées dans les instances de décision. Un renforcement du pouvoir d’agir (empowerment), par l’accès à l’éducation, à l’emploi, à la participation civique. La reconnaissance du handicap comme question de justice sociale, et non de bienfaisance ou de solidarité verticale. Inspirée par les travaux d’Amartya Sen, cette vision repose sur le développement des capabilités : il ne s’agit pas seulement d’offrir des droits formels, mais de garantir les conditions réelles pour les exercer. Comme vu précédemment, la réadaptation peut jouer un rôle dans une société inclusive si elle sort de la logique de normalisation. Cela suppose : Une approche centrée sur la personne et ses projets de vie, et non sur des objectifs fonctionnels abstraits. Une coordination étroite entre les champs médicaux, sociaux, éducatifs, professionnels. Une revalorisation du travail des aidants, des accompagnants et des métiers du lien, qui sont souvent invisibilisés ou précarisés. Une société inclusive doit tenir compte de la diversité des expériences du handicap, croisant genre, classe, origine ethnique, orientation sexuelle, âge, etc. Par exemple : Les femmes en situation de handicap sont plus exposées aux violences. Les personnes racisées handicapées rencontrent des formes spécifiques de discrimination. Les personnes avec un handicap psychique ou invisible sont souvent exclues des dispositifs existants. L’inclusion ne peut donc pas être uniforme, mais doit s’adapter à la pluralité des vécus.

 

L’apport du travail de Stacy Clifford Simplican

Le travail de Stacy Clifford Simplican est particulièrement important pour renouveler la réflexion sur le handicap, la citoyenneté et l’inclusion, en introduisant une approche relationnelle et politique de la vulnérabilité. Elle déconstruit ce qu’elle appelle le « capacity contract » (le contrat de capacité), c’est-à-dire l’idée selon laquelle les droits civiques, politiques ou sociaux doivent être conditionnés à la démonstration de certaines capacités cognitives, rationnelles ou productives. Elle montre que : Le modèle dominant de citoyenneté repose sur des critères implicites d’autonomie, de raison, de productivité – qui excluent systématiquement les personnes en situation de handicap intellectuel. Cette exclusion est structurante et non accidentelle : elle fait partie des fondements du libéralisme politique moderne. Elle invite à repenser la citoyenneté à partir de la dépendance, de la vulnérabilité et de la relation, en rupture avec l’idéal du sujet autonome.

Elle critique les politiques d’inclusion qui restent superficielles ou conditionnelles, centrées sur l’adaptation de la personne à l’environnement plutôt que sur la transformation des relations sociales. Elle propose de : Développer une inclusion relationnelle, qui ne soit pas basée sur la conformité aux normes, mais sur la capacité à créer du lien, à construire des relations mutuelles, même non verbales. Accorder une valeur éthique et politique à la dépendance, au soin mutuel et à la réciprocité non symétrique. Refuser l’idée que l’inclusion doive passer par des preuves de compétence ou d’autonomie.

 

Conclusion : 

Le modèle social du handicap a profondément transformé les représentations, les politiques et les luttes autour du handicap. En remettant en cause la norme valide, il ouvre la voie à une société plus inclusive et juste. Toutefois, pour rester pertinent, ce modèle doit intégrer les critiques qui lui sont adressées, notamment en reconnaissant la complexité des situations vécues et en articulant les dimensions biologiques, sociales et politiques du handicap.

Construire une société inclusive, ce n’est pas faire « une place » aux personnes handicapées dans un système inchangé, c’est changer les règles du jeu. Cela demande une révision des normes de productivité, d’autonomie, d’esthétique, de performance, qui structurent nos sociétés. Le handicap devient alors un prisme critique à partir duquel penser un monde plus juste pour tous : enfants, personnes âgées, malades, précaires, neurodivergents… bref, l’ensemble des existences vulnérables qui sont la norme humaine.

Sources :

  • Fougeyrollas. La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap.
  • Ville & Ravaud. « Le modèle social du handicap : genèse et conséquences
  • Gardou. Le handicap au risque des cultures.
  • Charlot & Cresson. Le handicap : un défi pour la société.
  • Vidal-Naquet. Les politiques du handicap en France.
  • Canguilhem. Le normal et le pathologique.

Pour finir une ouverture vers d’autres sujets en vidéo