Devenir adulte : comprendre l’importance du chemin intérieur pour naître à soi-même

Docteur en anthropologie, philosophe, Pierre-Yves Albrecht a travaillé plus de 30 ans en maisons thérapeutiques avec des jeunes ‘marginaux’ (toxicomanes, délinquants..). Il a consacré une grande partie de son travail de philosophe et de thérapeute à l’étude de l’initiation et des rites de passage dans le développement humain.

Par l’harmonisation du corps, du cœur et de l’esprit, l’initiation favorise la conciliation avec soi-même, permet d’accéder à la profondeur de son être et d’entrer dans un processus de transformation. C’est la naissance à l’humain intérieur, l’humain complet, évoquée par toutes les traditions mais qui a disparu depuis des siècles dans la société occidentale. Parce que celle-ci servait à « grandir » l’humain tout au long de la croissance anthropologique et que cette première est devenue caduque, la personne, livrée désormais à un individualisme vide de direction, ne peut plus croître et devenir adulte. Par compensation, les humains, tels des mécaniques aveugles et désemparées, s’adonnent au voyage extérieur sous toutes ses formes, surfant tous azimuts et en toutes occasions sur une fine pellicule de l’être, oublieux des saveurs et des pulpes de son intériorité.

Pour la psychologie initiatique, l’imagination possède « sa fonction cognitive propre, c’est-à-dire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’être qui sans elle nous reste fermée et interdite » (H. Corbin). Cette puissance de l’âme ouvre l’être et le connaître à un monde suprasensible : ni le monde connu par les sens, ni celui connu par l’intellect, mais un troisième monde, un intermonde entre le sensible et l’intelligible. C’est ce que certains auteurs nomment le « monde de l’âme » ou monde imaginal. L’initiation visait la connaissance de soi, du monde et de l’invisible. De la relation intime allant dans le sens esprit / cœur / corps et intégrant leurs disciplines respectives. Seulement notre culture nous a déconnecté de cette part présente en nous. Et pas simplement celle-ci.

Avec la culture occidentale moderne, l’ordre s’est inversé dans le sens : corps (hédonisme, matérialisme, consumérisme) / cœur (psychologisme, émotivité) / raison (rationalisme empirique, mentalisme), avec la radiation de la fonction symbolico-initiatique. L’humain « normosé » vit la plupart du temps à l’extérieur de lui-même : il gravite à la circonférence de son être.

Toute initiation a pour objectif de le recentrer. L’important est l’harmonisation nécessaire, de trois fonctions de l’âme, formatrices de « l’humain complet », trois vertus qui, dans leurs manifestations variées, produisent trois types d’humanité incarnés dans le magicien/juriste, le chevalier, le paysan. L’harmonisation de ces trois fonctions octroie le titre de seigneur, à savoir la reconnaissance d’être devenu une personne complète, car en elle chacune de ces fonctions remplit le rôle qui est le sien. Cela veut dire au niveau de la cité : que le sage magicien assume la connaissance et en soit le pilote, que le guerrier en prenne la défense par son courage et ses stratégies, que le paysan en règle la prospérité par la fécondité de ses récoltes. Plus prosaïquement : que la personne gouverne sa cité symbolique organisée en corps, cœur et esprit

 

Les « vertus » oubliés des cercles initiatiques :

De tous temps et tous pays l’initiation passe par trois vertus majeures : la tempérance, le courage, la prudence. La synthèse des trois étant la justice.

La première vertu la tempérance : fait référence « au paysan ». La Tempérance impose une règle de retenue, de discrétion et de modération dans nos choix face à la convoitise. Cette dimension est la maîtrise sur les pulsions primaires débouchant, si elles ne sont pas maîtrisées, sur les pathologies connues : boulimie, anorexie, addiction, désordres sexuels… L’objectif étant de devenir un habitant de la nature et de sa nature dans un équilibre relationnel. 

La deuxième vertu  le courage : fait référence au «chevalier »  et à la force du guerrier. Il faut affronter l’invisible, et celui-ci concerne la vie de l’âme. C’est le moment où l’on apprend à sortir de l’imaginaire pour entrer dans l’imaginal (explication ici). De nombreuses peur n’ont pour seules origines nos imaginaires non canalisés. Ce qui veut dire par exemple que pour avoir accès à l’intuition (porte en lien avec l’imaginal) il faut dans une premier temps avoir fait le chemin de différenciation entre imaginal et imaginaire. Sinon il y a de grande chance que votre intuition ne soit que le reflet de projections inconscientes qui viennent de votre imaginaire. 

La troisième vertu la prudence, fait référence au «magicien », apprend par anticipation les profondeurs du réel. Durant son cheminement solitaire, l’âme du voyageur incline vers d’autres immenses compagnons. C’est une tendance spontanée de l’âme, lorsque celle-ci est isolée, de se tourner vers l’amour de l’autre, quel qu’il soit. La personne prend ici contact avec le Grand Anthropos et s’ouvre aux futures initiations et à la dimension du sacré.

Jusqu’à l’ouverture de son cœur par un chemin d’initiation, la personne a vécu un long processus de nettoyage et de reconnaissance de ses « animaux », de ses « gardiens », de ses énergies latentes et perturbantes parce que mal orientées. La voie purificative a harmonisé le psychologique et équilibré sainement l’émotionnel. Le cristal du cœur a été poli et fonctionne désormais comme un clair miroir capable de réfléchir l’information venue du monde imaginal et de le projeter sur le « sensorium » (Le sensorium désigne la somme des perceptions d’un organisme et le siège de la sensation, à partir duquel le sujet expérimente et interprète les environnements dans lesquels il vit.) qui, à son tour, agit sur la représentation et la sensibilité externe pour que celles-ci soient capables de dégager du sens des nuées du sensible.

On comprend ici l’extraordinaire bienfait de la démarche initiatique et le drame contemporain de son esquive. Combien de fois par jour peut-on entendre « le monde n’a pas de sens » « on souffre d’un manque de sens ». Le monde ou ce que l’on désigne par ce mot, soit l’extériorité objective, ne peut donner du sens par lui-même. Le sens est une relation avec l’extérieur (sens du mot sens) le sens est extatique (de extase c’est à dire un changement d’état par un objet extérieur) le sens renvoi donc toujours à autre chose qu’à lui-même.

Le travail initiatique est donc un chemin de connaissance de soi et de transformation. Nous vivons dans une civilisation où les rites de passage sont esquivés avec pour conséquences que l’enfant ne peut plus grandir et que l’adulte demeure enfant. Le travail initiatique a pour but de faire émerger et naître à soi-même, l’adulte en devenir.

 

Devenir adulte passe par différentes portes à ouvrir pour traverser le chemin qui nous y mène. En voici quelques-unes.

La première porte se nomme la vulnérabilité. C’est accepter pleinement que nous ne sommes pas tout puissant, accepter notre juste place pour supprimer toutes tensions créées par une frustration de toute puissance non assouvie. L’enfer ne serait-il pas au final le degré de frustration de ne pas pouvoir combler nos manques ? Du coup, accepter notre vulnérabilité serait réussir à sortir de notre enfer interne.

La deuxième porte se nomme le discernement : Savoir avancer vers notre justice intérieure. Cela peut se diviser en deux parties : le discernement face à soi et face aux autres. Il arrive que nous rencontrions des personnes qui peuvent être dans la fusion, ce qui est caractérisé par le mélange de deux identités.  D’autres personnes peuvent être dans la confusion des rôles ou de la place de chacun (on trouve par exemple ici le rôle de sauveur de l’analyse transactionnelle), lié à cela une idée de réparation dont on se croit à tort responsable, peut venir compliquer les relations. L’emprise d’une personne sur une autre peut ajouter à cette liste créée des cas de figure où on peut sentir la personne intrusive et être à une place qui n’est pas la sienne. Dans ces moments-là, le discernement est important pour recadrer les relations vers un cadre plus sain.  La deuxième partie a trait aux différentes manières dont on peut être intrusif face à soi-même sans se respecter ou en n’écoutant pas ses propres besoins.

La troisième porte se nomme la disponibilité. En lien avec la porte passée précédemment, être disponible pour les autres permet de se sentir utile, de créer une relation forte et stable dans un élan de réciprocité avec notre entourage.

La quatrième porte, en lien aussi avec celle d’avant, se nomme le don.  Donner sans attendre une réciprocité autre que faire plaisir apporte de la joie et augmente la douceur de l’existence. Ce don peut être autant matériel qu’immatériel, mais n’oublions pas que parfois, c’est dans la simplicité que les plus beaux dons se font.

La cinquième porte, une fois cette belle étape passée, se nomme la contemplation.  Savoir voir la beauté et être dans la gratitude de tout ce qui peut nous sembler « normal » ou naturel apporte de la douceur de vivre et enchante notre existence au quotidien.

Toutes ces portes nous apprennent à être aligné, c’est-à-dire à ne pas faire résistance, ni à notre lumière interne, ni à la lumière sociale qui peut porter un élan de poésie, une harmonie sociale, en y voyant toute la beauté dans la simplicité de l’existence et des beautés qui nous entourent dont on ne porte plus attention et conscience.

Source : 

Pierre-Yves Albrecht « l’initiation »