Le statut du réel dans la pensée contemporaine divise les épistémologies scientifiques et philosophiques.
D’un côté, certains considèrent le réel comme fondamentalement inaccessible dans son intégralité, et les outils conceptuels, langagiers ou symboliques comme des tentatives d’en approcher les contours. D’un autre côté, un paradigme dominant aujourd’hui, issu des technosciences, postule que le réel est pleinement accessible par la technique, sans l’obstacle ou la médiation du langage. C’est à cette tension que Miguel Benasayag consacre une grande part de sa réflexion. En tant que philosophe et ancien chercheur en neurophysiologie, il développe une critique rigoureuse de l’illusion d’une saisie directe du réel par la technique, en revalorisant une pensée de la médiation, de la complexité et du vivant.
Deux épistémologies en tension
Miguel Benasayag identifie deux manières de concevoir la connaissance du réel :
- Une épistémologie de la médiation, que l’on peut rapprocher de traditions herméneutiques ou phénoménologiques, où le réel n’est jamais totalement saisissable, et où le langage, les récits, les représentations constituent des tentatives toujours partielles d’approche. Le savoir ici est historique, situé, traversé par l’expérience, la culture, l’interprétation. On retrouve cette posture chez des penseurs comme Merleau-Ponty ou Ricoeur.
- Une épistémologie de la transparence technique, propre aux technosciences contemporaines, qui postule que le réel est entièrement accessible par la mesure, la modélisation, le calcul. Dans cette perspective, le langage est perçu comme un obstacle, une source de confusion, et c’est la technique, en particulier le langage mathématique ou les dispositifs numériques, qui garantirait un accès immédiat et objectif au réel. Cette position s’incarne dans le rêve d’une science sans sujet, d’un savoir désincarné et opérationnel.
Ces deux visions ne sont pas simplement théoriques : elles impliquent des manières radicalement différentes de penser le vivant, l’humain et la politique.
La critique de l’idéologie technoscientifique
Dans La singularité du vivant, Benasayag s’attaque à cette deuxième épistémologie, qu’il considère comme une idéologie de la transparence et de la maîtrise. Selon lui, elle repose sur une confusion entre le réel et le mesurable. Le réel serait ce que les instruments permettent de capter, de quantifier, de manipuler, réduisant ainsi la complexité du vivant à de simples flux d’information ou à des corrélations.
Cette vision évacue la part d’inconnu, d’indéterminé, d’imprévisible qui fait pourtant la richesse du vivant. En prétendant éliminer le langage, c’est-à-dire les médiations subjectives, poétiques, historiques, cette épistémologie technique mutile le rapport humain au monde. Elle donne naissance à une rationalité instrumentale, où l’efficacité remplace la vérité, et où le monde devient un ensemble d’objets à optimiser.
Les mots comme approche du réel, non comme obstacle
À l’inverse, Benasayag revendique une vision où les mots, les récits, les langages symboliques sont des modes d’habitation du réel. Ils ne décrivent pas un monde objectivable de l’extérieur, mais participent de la co-construction du sens. Le réel n’est pas ce que l’on peut saisir entièrement, mais ce que l’on habite, dans une relation située, incarnée, toujours ouverte. Dans cette perspective, le langage n’embrouille pas le réel : il en est la condition d’accès partielle et signifiante. Il ne s’agit pas de nier l’existence d’un monde indépendant des discours, mais de reconnaître que notre rapport à ce monde est médié, jamais total, et donc toujours politique, poétique, conflictuel.
Implications anthropologiques et politiques
Cette opposition entre les deux épistémologies déborde le champ de la connaissance : elle engage aussi une anthropologie. La première épistémologie reconnaît l’humain comme un être de parole, de finitude, de symbolisation. La seconde tend à le réduire à un système d’informations, modélisable et reprogrammable.
Ainsi, la croyance dans un accès direct au réel par la technique fonde les projets de transhumanisme, d’intelligence artificielle forte, ou de gouvernance algorithmique. En niant les médiations langagières, affectives et culturelles, elle prépare un monde désincarné, déshumanisé, où la décision serait déléguée à des systèmes réputés « objectifs ». Benasayag défend au contraire une écologie du savoir, où le langage, les pratiques, les récits sont respectés comme des formes précieuses de lien au réel, non pas comme des illusions à éliminer.
Conclusion
En opposant deux épistémologies, l’une fondée sur la reconnaissance de l’inaccessibilité partielle du réel et la richesse du langage, l’autre sur la prétention d’un accès technique direct, Miguel Benasayag propose une critique radicale du scientisme contemporain. Sa pensée invite à réhabiliter la médiation, la singularité, la pluralité des modes de savoir, face à la montée d’un rationalisme algorithmique.
Dans un monde obsédé par la performance, la prévision et la transparence, il rappelle que le réel est toujours plus vaste que nos modèles, et que nos mots, loin de l’embrouiller, nous y engagent avec humilité.