Ne pouvant savoir avec certitude ce qui est bien en soi, notre société a éludé les questions philosophiques les remplaçant par des questions plus pratiques et scientifiques. Ainsi, on est passé du bien en soi à la recherche ce qui est bien pour soi. L’individu, ses désirs, ses plaisirs, ses peines, ses rêves, ses origines, ses angoisses, voilà ce qui nous préoccupe aujourd’hui. Comment dès lors refaire société et collectif à partir des désirs individuels ?
Sentiment de solitude et vision individualiste
Comme le souligne Raphaël Gluckmann dans son ouvrage « Les enfants du vide » ; en remplaçant la quête du bien par celle du bien-être, nous affaiblissons la république, et avec elle le socle collectif. Socrate n’était pas essentiel à la démocratie athénienne pour les réponses qu’il apportait ou non à ses questions, mais parce qu’il les posait et, en les posant, invitait chacun à sortir de sa condition individuelle. Le résultat comptait moins que le chemin. Ou plutôt : le chemin était en lui-même le résultat recherché. En contraignant tous ses interlocuteurs à discuter, à ignorance égale, Socrate forgeait l’esprit civique. Il invitait au dépassement de soi qui seul permet un véritable débat public.
Aujourd’hui, chacun a la parole et la prend sur les réseaux sociaux. C’est un progrès incontestable. Mais pour dire quoi ? Et surtout pour parler d’où ? Pour parler de soi. Depuis soi. En vue de soi. Nous avons les moyens, enfin de mener un débat réellement démocratique puisque tous les citoyens peuvent y participer. Mais nous ne voyons sur cette agora virtuelle que des hommes, et des femmes. Chacun, qu’il soit blanc, noir, juif, arabe, chrétien, musulman, athée, homosexuel ou hétérosexuel avec ou sans genre, s’exprime en tant que blanc, noir, juif, arabe, chrétien, musulman, athée, homosexuel ou hétérosexuel avec ou sans genre. Philosopher, c’est « s’exercer à la mort » nous dit Socrate dans le Phédon : l’antithèse de la célébration de sa propre vie sur Instagram.
Réapprendre à mourir à soi-même est la condition sine qua non d’une sortie de la société de solitude. En philosophant, que je sois grand ou petit, célèbre ou anonyme, libre ou asservi, je suis appelé à me délier de mes habitudes, de mon environnement, de mes blessures, et de mes désirs pour me relier à une forme d’universel. Je me libère de mes préjugés, de mes certitudes, de mon héritage aussi. J’ouvre la possibilité d’une quête commune, d’une délibération collective sur les fondements de la cité.
Plutôt que conserver ce dont on hérite ou se laisser porter par le vent du progrès, le citoyen a besoin de refonder sa cité à intervalles réguliers. Cette refondation ne peut se penser ou se produire à partir d’un lieu privé, seule la place publique peut l’accueillir. En France, elle est devenue non plus le lieu du pouvoir du peuple, comme dans les cités italiennes ou antique, (agora), mais celui du pouvoir de l’Etat voir de la finance en mettant en avant les belles boutiques qui l’entourent. Ainsi, nos révolutions commencent donc par la réappropriation physique de la place publique par les citoyens. Toutes les révoltes contemporaines s’axent autour d’elle. Il en devient du coup extrêmement pertinent de voir avec le mouvement des gilets jaunes la réappropriation des ronds-points, ce qui peut être vu comme des places décors marketing et donc résolument plus populaire. La réappropriation du rond-point est un appel profondément citoyen face à un monde financier qui tente de privatiser tout espace public. Sur ces places (ou rond-point), l’homo economicus disparaît comme par magie. L’homme néolibéral s’efface laissant place au citoyen. Les enfants du vide remplissent le monde et se remplissent eux-mêmes. Ils cessent d’être en vie. Et d’être seuls. Les hashtags #occypy, #indignés, #nuitdebout, #gilets jaunes sont le reflet de ces citoyens rempli de politique qui se retrouve alors à reconstruire du politique, du lien. Et nous voyons ainsi surgir de plus en plus souvent et de plus en plus nombreuses, des parenthèses qui s’ouvrent et se referment. Des « moments de grâce collective ». Il nous manque quelque chose pour inscrire ces respirations civiques dans la durée : une vision structurée du monde. Quel est l’horizon de cette reprise de contrôle à laquelle nous aspirons ?
Une aspiration citoyenne
Toute organisation sociale, même la plus injuste, a des bénéficiaires et toute réorganisation profonde de la société heurte donc des intérêts bien ancrés. Pour contraindre ces derniers à s’effacer au nom de l’intérêt général, il faut un horizon tragique dont une guerre ou une crise (forte) esquisse automatiquement. Ce n’est pas un hasard si le programme national de la résistance fut conçu au cœur du pire conflit du siècle et appliqué dans la foulée : les classes favorisées n’étaient pas en mesure de résister à la volonté publique. C’est ce que porte le discours national-populiste lorsqu’il érige un bouc émissaire pour faire société et lien entre eux et nous.
Nous voyons actuellement deux dynamiques s’installer face à ce constat. D’un côté des mouvements comme celui des gilets jaunes qui tentent justement de remettre les personnes à la place de citoyens et de renourrir du lien. Cependant l’objectif porté et bien souvent éphémère, si l’objectif est plus de démocratie que se passera-t-il si elle arrive ? retournerons-nous vers nos intérêts privés ou arriveront-nous à en sortir pour continuer à faire lien ? Et pour cela arrive une deuxième dynamique, celle écologique. Nous avons en effet une guerre profonde qui est en cours celle de nous contre nous même, contre notre cadre de vie, contre la vie globale. Et cette guerre qui devient de plus en plus urgente à régler à tous les terreaux nécessaires pour construire du lien entre citoyens et refaire sens.
Que ce soit le plus grand procès ou des associations qui ont porté plainte contre le gouvernement, que ce soit les jeunes qui ne vont plus à l’école le vendredi pour alerter sur les questions environnementales, nous voyons là surgir un intérêt bien collectif qui dépasse nos propres intérêts individuels et refait de la politique au sens noble.
Depuis des années, maintenant des termes commencent à s’inscrire dans le discours philosophique, politique, écologique et social. Ces termes sont par exemple l’anthropocène, c’est-à-dire une époque où les actions de l’Homme se retrouvent à diriger la direction et l’évolution de la planète sur laquelle il vit. Celle-ci augmentant alors l’entropie, qui est la découverte de la finitude de notre planète et de son rapprochement par nos actes. Ces deux termes se retrouvant dans ce qui est nommé la collapsologie : l’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder. Tout ce cadre idéologique construit justement une nouvelle forme de bataille, non contre un public particulier, mais contre un fonctionnement civilisationnel. Et face à cela, nous voyons de plus en plus de personnes exprimer qu’ils sont prêts à faire des efforts, dit autrement à placer leur rôle de citoyen (intérêt collectif) avant les désirs et plaisirs personnel. Nous retrouvons ici une forme de politique qui remplit à nouveau le vide ressenti si fort dans notre culture. Des mouvements montrent cela tel que La bascule ou encore Les rêveurs bleus.
Cependant, nous voyons un grand écart de plus en plus fort entre l’appel social qui est de plus en plus prêt à aller dans cette direction, et une société néolibérale de consommation qui pousse l’individu à l’inverse pour faire survivre une société basée sur la croissance. Toute la question serait de savoir ce qui gagnera ce rapport de force entre le choix personnel porté par cette société, et le choix citoyen porté par la situation écologique.