Du sentiment de vide de sens collectif, à un renouveau citoyen

N’ayant aucune certitude quant à ce qui est bien en soi, notre société a oublié les questions philosophiques et les a substituées par des questions plus pratiques et technologiques. Donc, nous sommes passés du bien-être à la quête de ce qui est bénéfique pour nous-mêmes. Aujourd’hui, ce qui nous préoccupe, c’est l’individu, ses désirs, ses plaisirs, ses peines, ses rêves, ses origines, ses angoisses. Comment donc reconstruire la société et le collectif en partant des aspirations individuelles ?

 

Sentiment de solitude et vision individualiste

En substituant à la recherche du bien la recherche du bien-être, nous fragilisons la république et avec elle le fondement collectif. Les réponses qu’il donnait ou non à ses questions n’étaient pas indispensables à la démocratie athénienne, mais parce qu’il les posait et, en les posant, encourageait chacun à sortir de sa condition individuelle. Le résultat était moins important que la route. Ou bien : la route était elle-même le résultat souhaité. Socrate encourageait tous ses interlocuteurs à échanger, avec une ignorance égale, afin de développer l’esprit civique. Il encourageait à se surpasser, ce qui seul favorise un véritable débat public.

De nos jours, chacun a la possibilité de s’exprimer et de le faire sur les réseaux sociaux. C’est une avancée indéniable. Mais pour quelle raison? Et surtout pour évoquer le lieu? Pour évoquer sa propre personne. De chez soi. En vue de soi-même. Nous disposons des ressources nécessaires pour mener un débat véritablement démocratique, car tous les citoyens peuvent y prendre part. Cependant, nous ne rencontrons que des hommes et des femmes sur cette agora virtuelle. Chacun, blanc, noir, juif, arabe, chrétien, musulman, athée, homosexuel ou hétérosexuel avec ou sans genre, parle comme blanc, noir, juif, arabe, chrétien, musulman, athée, homosexuel ou hétérosexuel avec ou sans genre. Selon Socrate dans le Phédon, philosopher signifie “s’entraîner à la mort”, ce qui représente l’opposé de célébrer sa propre vie sur Instagram.

Il est essentiel de réapprendre à mourir à soi-même afin de sortir de la société de solitude. En méditant sur la philosophie, que je sois grand ou petit, célèbre ou anonyme, libre ou asservi, je suis contraint de me détacher de mes habitudes, de mon environnement, de mes blessures et de mes aspirations afin de me connecter à une sorte d’universel. J’abandonne mes préjugés, mes certitudes, ainsi que mon héritage. Je donne l’opportunité d’une recherche collective, d’une réflexion collective sur les bases de la cité.

Au lieu de préserver ce dont on hérite ou de s’abandonner au vent du progrès, le citoyen doit refonder sa ville à intervalles réguliers. Il est impossible de concevoir ou de réaliser cette refondation à partir d’un espace privé, seule la place publique peut l’accueillir. En France, elle n’est plus le lieu du pouvoir du peuple, comme dans les cités italiennes ou antique (agora), mais plutôt celui du pouvoir de l’État ou de la finance, en mettant en valeur les belles boutiques qui l’entourent. De cette manière, nos révolutions débutent par la réappropriation physique de la place publique par les habitants. Elle est l’objet de toutes les révoltes contemporaines. Ainsi, il est très pertinent de considérer la réappropriation des ronds-points avec le mouvement des gilets jaunes, ce qui peut être considéré comme des espaces marketing et donc résolument plus appréciés. La revendication de la réappropriation du rond-point est un appel à la citoyenneté face à un monde financier qui cherche à privatiser tous les publics. L’homo economicus disparaît comme par magie sur ces places (ou rond-point). L’homme de droit s’évanouit, laissant la place au citoyen. Le monde est rempli par les enfants du vide, qui se remplissent eux-mêmes. Ils n’ont plus de vie. Et de se retrouver seuls. Les hashtags #occypy, #indignés, #nuitdebout, #gilets jaunes témoignent de ces citoyens sensibles à la politique qui se retrouvent alors à reconstruire des liens politiques. Et de plus en plus fréquemment et de plus en plus nombreux, nous observons l’apparition de parenthèses qui s’ouvrent et se referment. Des “instants de grâce partagée”. Quelque chose nous manque pour faire évoluer ces respirations civiques dans le temps : une vision organisée du monde. Quel est l’avenir de ce retour au contrôle que nous souhaitons ?

Une aspiration citoyenne

Il existe des bénéficiaires à toute organisation sociale, même la plus injuste, et toute réorganisation profonde de la société heurte donc des intérêts solidement établis. Afin de les obliger à disparaître au nom de l’intérêt général, il est nécessaire d’envisager un avenir tragique dont une guerre ou une crise (forte) dessinera automatiquement les caractéristiques. Le programme national de la résistance fut élaboré au cœur du pire conflit du siècle et mis en œuvre aussitôt : les classes privilégiées n’étaient pas capables de faire face à la volonté publique. Le discours national-populiste utilise cette approche lorsqu’il crée un bouc émissaire afin de créer une société et un lien entre eux et nous.

Deux dynamiques se manifestent actuellement en réponse à ce constat. D’une part, il existe des mouvements tels que celui des gilets jaunes qui cherchent précisément à remettre les individus à la position de citoyens et à renouer avec le lien. Mais l’objectif porté et souvent éphémère, si l’objectif est davantage de démocratie, qu’arrivera-t-il si elle se concrétise? Est-ce que nous reviendrons vers nos intérêts personnels ou parviendrons-nous à en sortir pour maintenir nos liens? Et pour cela, il y a une autre dynamique, celle de l’environnement. Effectivement, nous sommes confrontés à une guerre profonde en cours, celle de nous-mêmes contre nous-mêmes, notre environnement de vie et la vie dans son ensemble. Et cette guerre de plus en plus pressante à résoudre à tous les niveaux essentiels pour établir des liens entre les citoyens et redonner du sens.

Que ce soit lors du procès le plus important ou des associations qui ont déposé une plainte contre le gouvernement, ou encore les jeunes qui ne fréquentent plus l’école le vendredi pour sensibiliser aux questions environnementales, nous constatons l’émergence d’un intérêt collectif qui dépasse nos intérêts individuels et redéfinit la politique dans son sens le plus noble.

Des mots commencent à s’inscrire dans le discours philosophique, politique, écologique et social depuis des années. Par exemple, on peut mentionner l’anthropocène, c’est-à-dire une période les actions de l’Homme sont responsables de la direction et de l’évolution de la planète sur laquelle il réside. Cela entraîne une augmentation de l’entropie, ce qui signifie que nous avons découvert la finitude de notre planète et que nous la rapprochons par nos actions. On retrouve ces deux mots dans ce qu’on appelle la collapsologie : l’analyse de la chute de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder. Toute cette structure idéologique établit précisément une nouvelle forme de combat, non pas contre un public spécifique, mais contre un système civilisé. Devant cela, de plus en plus de personnes manifestent leur volonté de faire des efforts, c’est-à-dire de mettre leur rôle de citoyen (intérêt collectif) au-dessus des désirs et des plaisirs personnels. Nous retrouvons ici une forme de politique qui remplit à nouveau le vide ressenti si fort dans notre culture. Des mouvements montrent cela tel que La bascule  ou encore Les rêveurs bleus.
Toutefois, nous constatons une nette disparité de plus en plus marquée entre l’appel social qui est de plus en plus disposé à s’engager dans cette direction, et une société néolibérale de consommation qui pousse l’individu à l’inverse afin de faire survivre une société fondée sur la performance. Il s’agirait simplement de déterminer qui sera le gagnant de ce rapport de force entre le choix personnel porté par cette société et le choix citoyen porté par la situation écologique.