Faire société : l’imaginaire comme fondement politique

 

Au cœur des sociétés humaines, il y a plus que des structures, des lois ou des rapports de production : il y a des mondes de signification. Cornelius Castoriadis, philosophe, économiste et psychanalyste, n’a cessé de rappeler que l’humanité ne vit pas seulement dans le réel, mais dans l’imaginaire social qu’elle se donne à elle-même. Cet imaginaire n’est pas illusion : il est la matrice du réel social, la source de tout ordre symbolique, de toute institution, de toute histoire.

Dans un monde contemporain souvent réduit à des logiques économiques ou technocratiques, Castoriadis nous invite à repenser la question politique à partir de son fondement anthropologique et créateur : la capacité collective à inventer du sens. Autrement dit, pour faire société, il faut d’abord savoir imaginer ensemble.

 

 

L’imaginaire social : l’invisible moteur des sociétés

Pour Castoriadis, la société ne se réduit pas à une somme d’individus ou à un système d’intérêts. Elle est, avant tout, création de significations imaginaires sociales : ce sont les récits, les symboles, les valeurs et les institutions qui donnent forme à notre monde commun. Chaque société se fonde ainsi sur un certain imaginaire instituant, c’est-à-dire une puissance de création symbolique qui pose les repères de sens fondamentaux : ce qui est juste ou injuste, sacré ou profane, permis ou interdit. De cet imaginaire surgissent les institutions, au sens large : la famille, la loi, la langue, la religion, la politique, qui, à leur tour, stabilisent ces significations dans un imaginaire institué.

Cette dialectique entre instituant et institué forme le cœur du social-historique : la société se fait et se refait en permanence, oscillant entre la tendance à se conserver et celle à se réinventer. Ainsi, le monde humain n’est jamais donné : il est création continue, œuvre ouverte du collectif.

 

Imaginaire et politique : la démocratie comme autocréation

Dans cette perspective, la politique ne saurait se limiter à la gestion des affaires publiques.
Elle est, pour Castoriadis, un acte poétique et réflexif : la capacité d’une société à se penser elle-même comme source de ses lois. La démocratie, entendue en son sens fort, est donc la forme politique par excellence de l’autonomie collective. Là où les régimes hétéronomes attribuent leurs lois à un principe transcendant, les dieux, la nature, l’histoire, la démocratie affirme que l’être-ensemble humain est œuvre humaine. C’est pourquoi Castoriadis s’inspire de la Grèce antique, non comme modèle, mais comme moment inaugural : celui où un peuple a reconnu, pour la première fois, que ses institutions étaient le fruit de sa propre délibération. Autrement dit, la démocratie n’est pas seulement un régime politique : c’est un imaginaire instituant du commun, un espace où la société se sait et s’assume comme création.

 

Le déclin du sens : la montée de l’insignifiance

Si l’imaginaire est le cœur battant du social, alors sa crise est celle de la société elle-même. Castoriadis voit dans la modernité avancée une érosion du sens collectif qu’il nomme la « montée de l’insignifiance ». La société, fascinée par la technique et l’économie, ne produit plus d’imaginaires partagés : elle consomme ceux du marché. La croissance devient mythe, la consommation rite, la publicité langage. Or, ces significations sont vidées de transcendance symbolique : elles n’ouvrent sur aucun horizon, ne relient plus les individus dans une histoire commune. L’imaginaire social, au lieu d’être instituant, se fait répétitif, stérile, autoréférentiel. La politique s’efface derrière la gestion, la culture derrière le divertissement, la citoyenneté derrière la performance individuelle. C’est une crise du symbolique, où la société cesse de se reconnaître comme sujet collectif de son propre devenir.

 

Imaginaire, pouvoir et autonomie : un enjeu de science politique

Dans une perspective de science politique, l’apport de Castoriadis est décisif : il déplace le regard. Au lieu de concevoir la société comme un système régulé par des forces objectives (l’économie, le droit, la technologie), il montre que tout ordre politique repose sur une légitimation symbolique, sur un imaginaire du pouvoir. Toute institution politique est d’abord une fiction fondatrice : une manière de dire pourquoi nous acceptons d’obéir, de coopérer, de partager un monde commun. Sans ce récit symbolique, les structures s’effondrent. Autrement dit, le pouvoir politique est une forme symbolique avant d’être une structure rationnelle. Ainsi, la crise contemporaine des démocraties n’est pas seulement une crise institutionnelle : c’est une crise de l’imaginaire démocratique. L’absence de projet collectif, le désenchantement du progrès, la fragmentation des appartenances traduisent une perte de foi dans la puissance instituante du collectif.

Repenser la société à partir de l’imaginaire n’est pas céder à la rêverie ; c’est reconnaître la dimension anthropologique du politique. Car l’humain ne vit pas seulement de besoins : il vit de sens. Et le politique, en dernière instance, est l’art de donner forme à ce sens commun. Castoriadis appelle ainsi à une renaissance de l’imaginaire instituant, capable de produire de nouvelles significations partagées : un rapport renouvelé au travail, à la technique, à la nature, à la liberté. Cette refondation du symbolique ne peut venir d’en haut : elle suppose un réinvestissement citoyen, une éducation à la pensée critique, une culture du débat et de la création collective. Faire société, au sens castoriadien, c’est rouvrir la possibilité du projet autonome : un monde où les humains, conscients d’être les auteurs de leur histoire, osent à nouveau imaginer le commun.

 

Vers un imaginaire écologique : le vivant comme partenaire

Repenser le monde à partir du vivant suppose une mutation symbolique. C’est ce que Bruno Latour appelle la fin de la « modernité hors-sol » : l’homme doit cesser de se croire spectateur ou maître du monde pour redevenir habitant parmi d’autres. Dans cette perspective, la société humaine n’est qu’une des expressions du social-historique au sein d’une écologie des interdépendances. Castoriadis nous donne ici un cadre théorique précieux : l’imaginaire social instituant n’est pas réservé à la politique humaine, il peut être écologiquement élargi. Nous pouvons, collectivement, instituer un imaginaire où le vivant n’est plus une ressource, mais une relation. Il ne s’agit pas de déifier la nature, mais de reconnaître en elle une altérité co-constitutive du politique : une autre manière de penser la communauté des existants. Ainsi se dessine la possibilité d’une démocratie écologique, fondée non sur la domination de la nature, mais sur la co-institution du monde commun avec elle.

L’imaginaire écologique ne peut se construire sans une redéfinition du rapport à la mesure et à la limite. Ivan Illich, dans sa critique de la société industrielle, rejoint Castoriadis sur un point essentiel : la liberté ne peut se vivre que dans un monde limité. L’illimitation de la production et du désir, loin d’émanciper, détruit la condition même de l’autonomie. Castoriadis appelait à un projet d’autonomie collective ; Illich, à une convivialité fondée sur la juste échelle et la sobriété partagée. Tous deux rappellent que la véritable liberté n’est pas de consommer sans fin, mais de définir ensemble ce qui suffit. Ainsi, l’imaginaire écologique à venir ne sera pas celui de la pénurie, mais celui de la création joyeuse de limites choisies, où la sobriété devient expression d’un monde réhabité, d’une économie réenchantée par le sens du commun.

 

Technique, soin et symbolisation : la leçon de Stiegler

Bernard Stiegler, prolongeant la réflexion castoriadienne, a montré que la technique est toujours une pharmakon : à la fois poison et remède. Elle peut aliéner ou libérer selon l’imaginaire qui la guide. Dans nos sociétés hyperindustrielles, la technique a cessé d’être médiation : elle s’est autonomisée, détachée du projet collectif. Stiegler rejoint ici Castoriadis sur la nécessité de réinscrire la technique dans une économie symbolique : la production ne doit pas seulement répondre à des besoins, mais exprimer une vision du monde. Produire, c’est instituer du sens. Et dans une perspective écologique, il s’agit désormais de produire avec soin, non pour dominer, mais pour prendre soin du monde commun. Cet imaginaire du soin, au croisement du politique et de l’éthique, est peut-être l’horizon d’une autonomie écologique : un monde où la technique redeviendrait art, c’est-à-dire acte d’habitation poétique.

 

Pour une politique du vivant : l’imaginaire comme commun

Refonder nos sociétés à partir de l’imaginaire écologique suppose de reconnaître que le commun ne précède pas l’imaginaire, il en procède. C’est en inventant ensemble des récits, des symboles, des institutions ouvertes que nous pouvons faire société autrement. Les « communs » au sens de Pierre Dardot et Christian Laval, ne sont pas seulement des modes de gestion : ils sont formes symboliques d’un autre imaginaire politique. Ils incarnent une manière de lier liberté et interdépendance, autonomie et solidarité, humain et non-humain. Ils sont, pour notre temps, ce que la polis fut pour Athènes : le lieu d’une expérimentation collective du sens.

Il est temps de recommencer à rêver, non pas pour fuir le réel, mais pour le ressaisir à la racine, là où naissent les formes du monde. L’époque a perdu le fil du sens : elle calcule sans comprendre, produit sans créer, communique sans se relier. Nous avons confondu l’outil et la fin, l’information et la parole, la survie et la vie. Mais sous la surface des flux et des algorithmes, le monde rêve encore. Et ce rêve, c’est à nous de le reprendre en main, de redevenir, selon la belle formule de Cornelius Castoriadis, instituants du sens, créateurs de ce qui nous relie.

Aucune société ne tient sans un imaginaire qui l’habite. Ce n’est pas la loi qui fonde le commun, mais le mythe, le récit, la vision partagée du possible. Quand cet imaginaire s’épuise, les institutions se vident, le politique devient gestion, et le lien se dissout dans le calcul. Nous habitons aujourd’hui une civilisation épuisée d’elle-même, ivre de contrôle, privée de mystère. Le réel n’y est plus qu’un produit de laboratoire. Mais sans imaginaire, l’humain devient fonction, et la société, pure mécanique de la survie. Rêver, c’est donc résister. Résister à la platitude du monde, à l’insignifiance généralisée, à la marchandisation de l’âme. Car chaque acte d’imagination est une naissance : une fissure dans la fatalité.

L’enjeu n’est plus de sauver la planète : elle n’a pas besoin de nous. L’enjeu est de sauver la possibilité d’un monde habitable, c’est-à-dire symboliquement habité. L’écologie véritable ne se réduit pas à la protection de la nature, mais à la reconstruction du lien entre les vivants. Castoriadis nous invite à repenser le politique comme création du monde commun. C’est là que rejoint la pensée écologique : la Terre n’est pas un décor, mais une co-institution, une partenaire silencieuse du destin humain. Instituer le vivant, c’est apprendre à cohabiter avec ce qui nous dépasse, à reconnaître l’altérité comme condition de liberté. Une société vivante est celle qui sait dialoguer avec le mystère. Le politique, dès lors, n’est plus administration du monde, mais art d’en préserver la poésie.

La démocratie n’est pas une procédure : c’est une aventure imaginaire collective. Elle suppose des citoyens capables non seulement de voter, mais de penser le monde qu’ils veulent habiter. Or, sans imaginaire commun, la liberté se vide, et l’autonomie devient solitude. Castoriadis nous l’avait appris : l’autonomie n’est pas une indépendance, mais une capacité à se donner collectivement ses propres lois. Dans le désordre de notre modernité, cette capacité s’effrite. Les puissances économiques, médiatiques et technologiques imposent leurs récits : ceux de la performance, du progrès linéaire, de la croissance infinie. Il faut donc refonder la démocratie sur un autre socle : celui du sens partagé. Inventer des assemblées d’imagination, des lieux de parole et de vision, où la communauté se rêve à nouveau comme œuvre vivante. Car faire société, c’est avant tout raconter ensemble ce que vivre veut dire.

L’imaginaire du vivant ne pourra advenir que si nous redonnons à la beauté sa place politique. Non pas la beauté décorative, mais celle qui éveille le sens du monde. Une société sans beauté devient fonctionnelle, c’est-à-dire inhumaine. La beauté n’est pas un luxe, mais une condition du soin collectif. Elle nous rappelle que le monde vaut d’être vécu, que la fragilité peut être source de puissance. Rendre le monde beau, c’est rendre le monde possible. Il ne s’agit pas de contempler, mais de faire poétiquement. Chaque geste, qu’il soit éducatif, artistique, politique, ou simplement humain, peut devenir acte d’institution symbolique. Refaire monde, ce n’est pas bâtir des systèmes, c’est allumer des foyers de sens. De ces foyers naîtront les nouvelles cités, non celles des murs et des marchés, mais celles des liens, des récits et des gestes partagés. Ce sera la politique du vivant : lente, incarnée, joyeuse, indisciplinée. Une politique où l’on débattra autant qu’on chantera. Une politique où l’on plantera autant qu’on délibérera.

 

Conclusion : habiter la Terre comme un poème

Il nous faut réapprendre à habiter poétiquement le monde, non par esthétisme, mais par fidélité au réel. Car le réel, lorsqu’il est pleinement regardé, appelle la beauté. Castoriadis nous lègue une mission : continuer à créer du sens là où le monde s’endort. C’est cela, l’imagination instituante du vivant : une humanité capable de faire du monde non pas une ressource, mais une œuvre toujours recommencée. Réinventer le monde, c’est se souvenir que nous sommes, avant tout, des poètes du réel. Et qu’à travers nos institutions, nos récits et nos gestes, nous écrivons, ensemble, la grande épopée du vivant.

 

Sources :

  • Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la société.
  • Castoriadis, Cornelius. La montée de l’insignifiance
  • Castoriadis, Cornelius. Domaines de l’homme : les carrefours du labyrinthe II
  • Latour, Bruno. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique
  • Descola, Philippe. Par-delà nature et culture.
  • Illich, Ivan. La convivialité.
  • Illich, Ivan. Énergie et équité.
  • Stiegler, Bernard. Prendre soin. De la jeunesse et des générations
  • Bachelard, Gaston. La poétique de l’espace.
  • Gori, Roland. La fabrique des imposteurs.
  • Morin, Edgar. Terre-Patrie.
  • Dardot, Pierre & Laval, Christian. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle.
  • Benasayag, Miguel. Résister, c’est créer