La fonction poïétique : création, langage et transformation du monde

À l’heure où l’on interroge la capacité des langages à reconfigurer le réel, la notion de fonction poïétique s’impose comme un concept fondamental pour penser la création comme acte de transformation.

Dans la tradition grecque, notamment chez Platon et Aristote, poïesis désigne un type de production distinct de l’action (praxis) et de la contemplation (theoria). Pour Aristote, dans La Métaphysique, la poïesis relève d’un faire orienté vers une fin extérieure, tel que la fabrication d’un objet. Mais dès Platon, la poésie (du même radical) désigne un acte inspiré, par lequel l’âme accède à une vérité autre. Cette tension entre un faire technique et un faire inspiré traverse l’histoire.

 

La poïétique comme puissance d’agir et de dire

La fonction poïétique rejoint des interrogations politiques et existentielles sur la capacité à créer du sens, à produire du commun, à dire autrement le monde. Le philosophe Cornelius Castoriadis insiste sur l’imaginaire radical comme puissance poïétique des sociétés : ce sont elles qui instituent leurs formes par des actes de création symbolique. L’institution de lois, de langages, de récits collectifs, est un acte poïétique au sens fort. De même, pour Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, le travail et l’œuvre se distinguent : seule l’œuvre possède une dimension de durabilité, de monde, et de mémoire. La création artistique, poïétique, devient alors un acte de résistance à l’oubli, à l’aliénation, à la consommation. On comprend ainsi que la fonction poïétique n’est pas réservée à l’art. Elle est présente dans tout acte créatif, qu’il soit artistique, philosophique, spirituel, ou même politique. Elle désigne une capacité humaine fondamentale : celle de faire surgir du nouveau, d’engendrer de la forme dans un monde habité par le chaos.

 

Poïesis et écologie de l’imaginaire

Dans les approches récentes comme le mouvement solarpunk, la poïesis redevient un instrument de reconfiguration du sensible. Imaginer des mondes habitables, penser l’avenir sans sombrer dans le nihilisme, créer des récits alternatifs à ceux du capitalisme destructeur : tout cela relève d’une poïétique de la vie. La fonction poïétique est ici une force écologique, au sens où elle crée des formes de relation, des manières d’habiter le monde. Elle implique une éthique de la création, où le geste poïétique n’est pas pure affirmation du soi, mais mise en relation, attention à l’autre, souci du commun.

Conclusion

La fonction poïétique, est une catégorie fondamentale de la condition humaine. Elle engage un rapport à la création qui est à la fois ontologique, éthique et politique. À travers elle, l’humain manifeste sa puissance d’invention, sa capacité à produire du sens, à instituer du monde. À l’heure des crises systémiques, la réactivation de cette fonction – dans l’art, l’éducation, la philosophie, la politique – apparaît comme un impératif vital : car c’est dans la création que réside peut-être notre seule manière de transformer sans dominer, de dire sans imposer, de faire monde autrement.