Le courage a-t-il été oublié face aux pertes de libertés ?

« Chaque année depuis un peu plus vingt ans, les plaques tectoniques de notre société politique se déplacent dans une mesure telle que j’ai fini, comme bien d’autres, par me demander si l’amour de la liberté, ou celui de l’État de droit qui vise à le garantir, n’était pas un simple vernis, une référence morte, un propos de fin de banquet », constate-t-il, bon connaisseur des arcanes du pouvoir et des mœurs politiques des puissants.

François Sureau participe activement à la lutte juridique pour la défense des libertés en tant qu’avocat au Conseil. Sureau a joué un rôle essentiel dans des litiges récents marquants devant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, que ce soit en ce qui concerne l’état d’urgence, la situation des migrants ou encore les détenus. Il dispose ainsi d’une vision éclairée de la situation des libertés en France aujourd’hui. Le constat qu’il fait dans son livre « Sans la liberté » est très peu encourageant.

 

Perte progressives des libertés 

Les faits sont familiers à ceux qui souhaitent les observer : La limitation des libertés en raison de l’état d’urgence, la présence de forces de l’ordre équipées d’armes de guerre dans nos rues, la loi anti-casseurs qui fait du citoyen libre un délinquant en puissance, la loi anti-fake news qui sanctionne les contenus a priori, la loi contre les « contenus haineux » qui incite les opérateurs privés d’Internet à la censure… De nombreuses lois reflètent un état d’esprit général, celui « d’un pays où les libertés ne sont plus un droit, mais une concession du pouvoir, une faculté qui peut être réduite, limitée, contrôlée autant dans sa nature que dans son étendue ».

Que ce soit en ce qui concerne la liberté individuelle, la liberté de manifester ou encore la liberté d’expression, il existe de nombreux exemples qui montrent une diminution de la satisfaction des libertés en France. Il s’agit également d’un essai mélancolique sur les abus des dirigeants et les démissions des citoyens. L’écrivain ne se limite pas à souligner le recul des libertés. Il situe ce changement dans le temps long, et en particulier à travers l’expérience de sa génération (il est né à la fin des années 1950).

 

Les libertés, ne sont pas à confondre avec la luttes pour des droits 

La liberté disparue de François Sureau ne se confond pas avec les droits, les droits fondamentaux en particulier. Son propos se concentre sur la sûreté, la liberté d’aller et venir, la liberté de manifester et la liberté d’expression. Il s’inquiète donc pour les libertés publiques au sens classique du terme. On lui concédera sans peine que ces libertés ont connu un recul certain depuis une vingtaine d’années, aiguillonné en partie par les politiques de lutte contre le terrorisme : loi sur la rétention de sûreté, lois sur l’état d’urgence, loi SILT, loi dite « anti-casseurs ».

Mais, en même temps qu’il s’inquiète pour les libertés publiques au sens classique, François Sureau exprime à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage une défiance à l’égard de ce qu’il nomme « les droits ». Il déplore le « remplacement de l’idéal des libertés par le culte des droits » et qu’au « tourniquet des droits, chacun attend son tour » (p. 39). Il ajoute que ces droits sont « des droits fragmentés, des droits-créance, des droits communautaires, des droits de jouissance, des droits mémoriels » (p. 37). Il raille aussi la gauche qui « réclame des droits sociétaux » (p. 45). Il regrette un Etat qui n’a « plus d’autres fonctions que de garantir les désirs de chacun » (p. 40). Il évoque pour finir « un pavillon des droits de l’homme qui couvre désormais trop de marchandises différentes pour qu’il soit possible de s’en réclamer autrement que sous bénéfice d’inventaire » (p. 55).

 

Le citoyen et l’individu. 

Le scepticisme de François Sureau à l’égard de ces droits nouveaux et de l’individualisme qu’ils traduisent, se prolonge par le regret de l’effacement du citoyen. On ne reviendra pas ici sur la distinction opérée par Condorcet en 1819 dans sa conférence à l’Athénée royale entre la liberté des anciens (« la participation active et constante au pouvoir collectif ») et la liberté des modernes (« la jouissance paisible de l’indépendance privée »). L’ouvrage de François Sureau participe d’une certaine manière à la réhabilitation de la liberté des anciens. Il estime que la crise de la liberté n’est pas imputable au gouvernement. Le gouvernement est naturellement porté à la tyrannie, -, tous les gouvernements le sont -, relève-t-il (p. 38). L’Etat a toujours en stock un lot de textes répressifs censés pourvoir aux besoins des services en charge de la sécurité. « Les gouvernements n’ont pas changé, c’est le citoyen qui a disparu » (p. 17). L’auteur déplore que la personne se pense moins désormais comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres » (p. 16). Or, « La liberté vaut si elle est l’apanage d’un citoyen soucieux de bâtir une société meilleure, et non pas seulement le privilège d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle » (p. 26). Nous aurions donc perdu le sens de la fraternité au sens politique (p. 38).

Alors que la liberté comme valeur première semble disparaître lors des arbitrages entre liberté et sécurité, et face au culte des droits individuels, François Sureau rappelle que la liberté, ce n’est pas le droit pour chacun de faire ce qu’il veut, mais le désir de voir respecter la liberté d’autrui : « Sans la liberté, il n’y a pas de société politique, seulement le néant de ces individus isolés auquel l’État, porté à l’autoritarisme et à l’ordre moral, a cessé d’appartenir. »

 

Notre rapport à la peur expliqué par Hobbes .

Au XVIIe siècle, Thomas Hobbes considère la peur, un sentiment moral et politique comme un facteur déterminant de la vie sociale. Comme la raison ne peut jamais dominer les passions, c’est la peur qui devient fonction sociale qui permet de contrôler les rapports entre les individus. Selon Hobbes, l’État serait cet animal malveillant sorti des eaux, tel le Léviathan de la Bible, chargé de contrôler la violence de chacun dans le but d’assurer la bienfaisance de tous. (à lire en complément : le monopole de la violence légitime de l’État analysée par Max Weber)

L’angoisse d’un conflit de chacun contre chacun rendrait désirable un pouvoir centralisé et incontestable, capable de préserver la tranquillité et d’empêcher le retour à l’état naturel « l’Homme est un loup pour l’Homme ». Selon Hobbes, l’État, aurait pour mission d’empêcher la violence de chacun dans l’intérêt général. Ainsi, la peur serait considérée comme une discipline essentielle dans les méthodes d’éducation et de transmission de la civilisation. Elle contraindrait chaque individu à sacrifier sa liberté pour obtenir des garanties de sécurité imposées par l’État et légitimée par les religions. Hobbes soutient le concept d’une autorité centralisée et incontestable, en mesure de préserver la tranquillité et d’éviter un retour à l’état naturel. Il est possible que ce pouvoir soit une monarchie ou une assemblée, mais il devrait posséder une autorité incontestable et toute révolte contre cet autorité serait injustifiée. Ainsi, Hobbes a clairement admis que la peur possède une valeur contre-révolutionnaire. Il est important de souligner que l’écriture du livre Léviathan (1651) par Hobbes se situe au cœur d’une crise politique marquée en Angleterre par l’ombre d’une guerre civile. La paix civique est assurée par le souverain absolu et centralisateur, qui agit comme un protecteur qui, par le biais de la peur, préserve du désordre social. En somme, l’émotion de peur nous oblige à renoncer à toute raison ou sentiment pour son bénéfice. Il s’agit du modèle incontournable pour le pouvoir « sécuritaire », et répété par toutes les autorités qui exigent un consentement libre et aveugle : « donnez-moi votre puissance et votre agressivité, et je vous assurerai la sûreté ». Il est essentiel de ne pas sous-estimer la réapparition de ce paradigme sécuritaire au fil de l’histoire des sociétés humaines. C’est surtout lors des périodes de changement social et culturel, marquées par des menaces de désordre, qu’un pouvoir impose sa domination en demandant la soumission pour obtenir la sécurité.

 

Mais sommes-nous réellement capables d’identifier les véritables raisons de la peur pour déterminer si elles sont justifiées et si elles légitiment notre adhésion, à un pouvoir qui, impose le régime qu’il préfère ?

Hobbes, lui-même, avait identifié cette lacune dans sa théorie, lacune qu’il a cherché à renforcer, en toute justesse, grâce au concept de fiction. L’adhésion des citoyens ne peut pas être acquise uniquement par le Léviathan. Pour que cela perdure, il est nécessaire que les citoyens créent, non seulement la force du pouvoir auquel ils acceptent de se soumettre, mais aussi les origines de ce qui leur fait peur. Ils créaient des fictions et craignaient leurs fictifs qu’ils considéraient comme la réalité. Cela remet légèrement en question les demandes de se soumettre à un pouvoir total, car ils ne craignaient que la réalité de leurs rêves. En partie du moins, le pouvoir de l’État s’appuie sur les fictions que les gens inventent pour alimenter leurs peurs. Un pouvoir légitime n’est pas soumis à la force ; la peur, quant à elle, découle des spectres de nos imaginaires. C’est l’expérience que nous vivons dans les contextes de peur sociale et d’angoisse : nous craignions, non pas directement des événements, mais plutôt de ce qui subsiste de leur présence. Nous sommes au courant des événements qui provoquent de la peur, mais non ce qui provoque de la peur dans ces derniers. C’est la mission du politique : créer un contexte dans lequel confiner l’angoisse, ce sentiment de peur, afin que les citoyens comprennent ce qu’ils doivent craindre et quelles légendes construire pour consentir au pouvoir. Les dirigeants continuent d’intimider les citoyens, non pour les angoisser, mais bien plutôt pour leur offrir un lieu où déposer l’angoisse de leur existence. Comme le disait Paul Valery : Tout pouvoir détient en lui les germes d’une dictature. C’est simplement parce qu’il définit les entités que nous devons craindre afin de repérer, structurer et maîtriser l’anxiété : Dieu, le migrant, le juif, l’arabe, le communisme, le fascisme, les extrêmes, l’insécurité, les épidémies, la dette… en fond se cache l’angoisse du silence mondial, un silence qui se fait sentir dans la solitude extrême des populations.

 

De la peur au courage de la révolte.

Face à ce constat, la philosophe Cynthia Fleury, dans son ouvrage intitulé « La fin du courage », regrette que le courage ne soit plus un soutien pour les individus. Toutefois, cette demande pourrait donner naissance à une nouvelle éthique morale qui remettrait en cause à la fois l’homme moderne, perdu dans ses élucubrations existentielles, et la réalité sociale. En effet, de plus en plus de personnes désavouent leurs actions au travail ou dans leur vie quotidienne, mais continuent à les faire. Pourquoi n’éclatent-ils pas en révolte? Quelle est la raison d’une telle subordination à un ordre incohérent? Pour quelle raison sommes-nous si passifs et résignés, pourquoi acceptons-nous aisément certaines injustices plutôt que d’autres, pourquoi acceptons-nous de vivre dans un monde dominé par les forces de l’argent, pourquoi acceptons-nous d’être gouvernés par des individus sans scrupules, pourquoi sommes-nous arrogants et prétentieux envers les faibles et soumis et domestiqués envers les forts ?

 

Une société qui déstructure le collectif, rend l’individu impuissant.

L’individualisme a été perçu comme un processus de liberté absolue, de non-contrainte. L’individu se concentre sur ses propres intérêts, négligeant l’implication dans le politique. Exposé à cette recherche narcissique, il est en réalité très fragilisé, rendu vulnérable par ce processus d’individualisation qui le sépare des façons collectives de se défendre. L’apparition de ce moi décomplexé, qui ne se sépare pas de soi-même, marque la fin du courage éthique. Nous faisons partie des passagers clandestins de la démoralisation. En se faufilant, l’homme a l’intention de préserver sa vie. Sa propre érosion se produit et il sombre dans la dépression. Les démissions quotidiennes entraînent l’érosion de soi. Le malaise individuel n’a jamais été aussi étroitement associé à une déstructuration de la société. L’homme, ainsi que la société dans son ensemble, ne sont pas dépourvus de courage. Et pour finir avec le paradoxe, cet individu contraint à se mettre à disposition de soi-même n’en est plus que plus invisible.

 

Le courage comme moyen efficace de combattre la dépression ?

Tout d’abord, contrairement à ce que l’on pense, l’ennemi est la tristesse. La mélancolie, c’est cette horreur qui vous éteint. Il est possible de sortir de cette logique du découragement en adoptant une posture de résistance et de combat. L’ennemi nommé se trouve donc en dehors, il n’est plus lui-même. Il s’agit d’une méthode de régulation contre la dépression, qui permet de sortir de l’anonymat et de l’interchangeabilité entre les individus. Le courage affirme que vous ne pouvez pas être remplacé par les autres.

C’est à nous de prendre l’initiative. Cependant, le système capitaliste a pour objectif de nous démontrer précisément le contraire, que nous sommes tous remplaçables mutuellement. C’est un élément essentiel du quotidien et de la pratique démocratique. Il ne s’agit évidemment pas de jouer toujours les héros, ce serait épuisant et usant. Mais il faut apprendre à faire du courage un réflexe, un éthos.

Depuis la Révolution française, le gouvernement responsable de la mise en place et du maintien de l’ordre sécuritaire au sein d’un pays est désigné sous le terme de « ministère de l’Intérieur ». Qu’est-ce qui nous donne la possibilité de sortir du destin fatal de la soumission ? La parole humaine, le dialogue et le sens commun, cette lumière que nous appelons parfois la raison ou l’imagination créative, et que nous qualifions en politique : « d’invention de la démocratie ».

 

Un acte bénéfique autant que vital pour la démocratie ?

Comment faire face aux excès désordonnés de la démocratie et les corriger? La tranquillité qui règne dans notre société a laissé penser qu’il n’y avait plus de conflits à affronter, que la démocratie était un état de fait, mais la démocratie n’est pas un ordre naturel de l’uniformité. Il s’agit d’une interaction entre différentes forces, celles qui défendent les principes d’égalité et de liberté, ainsi que celles qui s’y opposent. En abandonnant nos intérêts aux automatismes de la démocratie, nous avons pénétré dans un système en voie de dégradation. Il n’est pas suffisant de nourrir la machine démocratique, il est également nécessaire de rétablir son âme et son esprit. Le monde est tel qu’il est parce qu’il se conforme aux divisions courantes auxquelles nous avons été conditionnés. On nous a inculqué que nos principes reposent sur la capture et la domination de l’autre. Nous sommes conçus pour croire qu’un monde hiérarchique est le plus parfait. Ceux qui sont au sommet méritent leur place, et peu à peu, nous descendons vers la base où une foule ouvre les yeux et demande les miettes du festin pantagruélique dont les puissants se nourrissent. Cependant, si la fondation refuse de supporter le poids, la pyramide s’effondre. La base ne sait pas qu’elle est forte, alors que le système est entièrement basé sur ses efforts. Le courage représente un refus du désespoir qui maintient le désir, étouffe constamment la tentation de ne penser qu’à soi ou de ne voir tout qu’à travers soi (Atlas qui porte le monde sue ses épaules). Le courage de résister à l’ennemi ou à toute situation qui nous semble injuste, immorale, problématique. Ce n’est, en réalité, que la force de se connecter à la vie, à l’existence et à tous les motifs de la défendre.

Essayons !

 

Sources : 

Sans la liberté, de François Sureau, « Tracts »

Le Léviathan, Thomas Hobbes (ici un article juridique sur le sujet)

(1) La Fin du courage, Cinthia Fleury, Fayard

 

Un article sur la légitimité de la colère : Poser un regard paléo-sapientiel (questionner la sagesse contemporaine)