De la luttes contre les inégalités à la lutte contre les injustices

Dans le livre La Préférence pour l’inégalité, F. Dubet pose l’hypothèse qu’il faut, pour désirer l’égalité, qu’existent des formes de solidarité de fait. Pour que l’objectif d’égalité, qui exige des sacrifices, soit acceptable, il faut être lié par un sentiment de solidarité. Or cette solidarité suppose une représentation commune qui manque aujourd’hui, ce qui fragilise le projet d’égalité. Comment cette représentation a-t-elle changé ?

 

Dans le triptyque républicain, l’égalité et la liberté sont plus largement mobilisées et commentées que ne l’est la fraternité. Or, sans cette fraternité, il n’y a pas d’égalité sociale possible puisque, sans fraternité, on n’accepte pas de sacrifices en faveur de l’égalité des autres.

  • Or la communauté nationale a explosé. Une première mutation fut économique, par la mondialisation et l’interdépendance des économies. Une partie des élites vit dans l’espace international tandis qu’une partie du prolétariat est mise en concurrence avec le prolétariat des pays émergents. Un professeur des écoles ne peut plus parler de « l’économie de la France, de son blé et de son charbon… » comme d’une unité close et autosuffisante.
  • Une seconde mutation fut politique. L’idée d’un État souverain avec des institutions intégratrices à l’intérieur de ses frontières et ne rendant de comptes qu’à lui-même est devenue une chimère. L’État demeure mais n’est plus le souverain d’antan, il a abandonné une part de sa souveraineté à l’Europe et aux échanges économiques et financiers. Il est devenu un gestionnaire de politiques publiques autant qu’un souverain.
  • Une troisième mutation, particulièrement déstabilisante, correspond à la transformation de l’imaginaire national. La culture n’est plus ce qu’on a aimé croire qu’elle était : nationale et universelle, homogène et hiérarchisée entre le national et le local, entre l’universel et le singulier. Dans des sociétés ouvertes et à forte mobilité, l’immigration n’est plus perçue comme le processus par lequel des gens qui viennent d’ailleurs se fondraient dans la communauté, mais comme l’un des multiples éléments d’une société plurielle, de la même manière que se combinent les identités nationales et les industries culturelles mondialisées. La question de la laïcité est intéressante à cet égard : la loi de 1905 sépara l’Église et l’État dans un monde presque unanimement catholique, avec des chrétiens qui croyaient en Dieu, des chrétiens qui détestaient l’Église et des minorités religieuses favorables à la laïcité afin que l’Église les laisse en paix. Nous pensions alors que la société était l’emboîtement d’une culture nationale, d’une économie nationale et d’un État national. Mais ce n’est plus le cas.

Face à ce délitement, les populismes mobilisent l’imaginaire de la solidarité par des fables, en proposant, pour le populisme de droite, de revenir à la nation, et pour le populisme de gauche, de revenir à la société industrielle des années 1960. Il n’y a pas d’équivalence entre ces deux populismes, car le racisme et la xénophobie forment encore une barrière morale infranchissable – bien que le cas italien invite à la prudence – mais tous deux appellent à retrouver la solidarité par le retour à des formes passées de société. Face à ces imaginaires, la pensée libérale et modérée, de gauche comme de droite, n’a pas grand-chose à dire ou à proposer ; bien souvent elle s’est bornée à répéter que la croissance retrouvée réglerait tout. Qu’est-ce qui nous fera à nouveau accepter de faire des sacrifices pour l’égalité ? Il faudrait probablement redessiner un récit social et national pour que les nouveaux venus y aient leur place et ce ne serait pas la première fois. Après tout, Renan proposait déjà au xixe siècle de réécrire un récit national faisant une place aux minorités et aux nouveaux venus.

De l’indignation au ressentiment

Les discriminations ont pris le visage de l’intolérable, mais est-ce à dire que l’inégalité socio-économique n’est plus perçue ?

Comme le souligne François Dubet, l’on a tellement étendu la notion de discrimination qu’elle a fini par avaler celle d’inégalité. À l’inverse, on peut dire que les inégalités sociales avaient avalé les discriminations jusque dans les années 1990. Or la distinction entre inégalités et discriminations doit être maintenue : une femme cadre supérieure occupe une position sociale dominante tout en subissant des discriminations en tant que femme et lorsqu’on interroge les individus, on observe qu’ils font naturellement la distinction entre l’inégalité sociale, qui renvoie à leur position, et la discrimination qu’ils subissent pour ce qu’ils sont – leur genre, leur sexualité, leurs origines, leur phénotype, leur handicap, etc.

La conception de la justice sociale comme égalité des chances à accéder à des positions inégales a complètement changé la perception des inégalités. Le modèle visant la réduction des inégalités entre les positions sociales était assez conservateur : on disait aux femmes de rester aux fourneaux avec l’espoir d’un quotidien amélioré par l’électroménager ; on disait aux enfants ouvriers qu’ils occuperaient la même place que leur père mais aussi que le progrès social améliorerait la condition ouvrière. Aujourd’hui, on dit à tous qu’ils ont les mêmes chances au départ de la course, grâce au rêve d’une compétition équitable, et au prix d’une certaine cruauté à l’égard des vaincus. Le thème de la discrimination est construit sur l’idée de l’égalité fondamentale des individus et, dès lors, les inégalités sociales sont légitimes tant qu’elles résultent d’une compétition méritocratique. Les élites estiment alors, non sans arrogance, avoir gagné le match au bénéfice de tous puisqu’elles sont les premiers de cordée. Les autres ont perdu et se sentent coupables ; ils s’en veulent et en veulent aux autres, surtout à ceux qui sont en dessous d’eux et seraient des « fausses victimes ».

C’est l’un des ressorts majeurs du populisme de droite, qui a nourri les électorats de Thatcher et de Trump, mais qui s’étend en France : détester les riches bien sûr, mais détester surtout les plus pauvres que soi parce qu’ils bénéficient d’une aide qu’ils ne méritent pas. Quand les vaincus se sentent coupables de leur échec, le ressentiment se substitue au conflit social et il devient difficile d’être solidaires des autres victimes.

Il faut redonner ses lettres de noblesses à l’égalité de position : la meilleure des sociétés est celle dans laquelle les inégalités sociales sont suffisamment faibles pour que le sentiment de vivre dans le même monde demeure, ce qui implique une certaine solidarité entre les acteurs sociaux. Ainsi, s’il convient de dénoncer l’hyper richesse des 1 % et des 1 ‰, il faut aussi se méfier de la seule critique des « gros » rappelant le récit des années 1930 sur l’argent caché des deux cents familles qu’il suffirait de redistribuer, alors que les inégalités qui ont le plus d’influence sur la structure sociale sont aussi celles des 10 ou 15 % les plus riches. Mais là, chacun peut justifier les inégalités dont il bénéficie tout en étant frustré quand il se compare à plus riche que lui.

Reformer les solidarités par le pragmatisme

Dans l’ordre des idées, il nous manque la capacité d’affirmer que l’on gagne à l’égalité, en haut comme en bas des sociétés. Les sociétés égalitaires sont moins violentes, plus apaisées et plus mobiles que les sociétés inégalitaires. Or la gauche et les syndicats semblent avoir abandonné l’imaginaire de l’égalité au profit de la juxtaposition de revendications sectorielles et de rêves de grande rupture. Je pense que le changement a commencé dans les années 1990 et qu’il s’est installé dans les années Sarkozy avec le triomphe du nouveau modèle de l’égalité des chances sur celui de l’égalité des positions. Ce sont des choses qu’on ne voit pas arriver et dont on se rend soudainement compte. Lorsque on demandait, dans les années 1990, quelles étaient les grandes inégalités, les réponses étaient patrons et ouvriers, rentiers et travailleurs, riches et pauvres… Ces dernières années, les réponses sont : nationaux et immigrés, hommes et femmes, majorités et minorités, comme si la manière de voir la société était désormais commandée par l’égalité des chances comme critère de justice unique.

Pourtant, tout se passe comme si le sentiment d’injustice flottait, comme s’il y avait une formidable distance entre ce sentiment et les capacités d’action et de protestation des individus. Il domine la conscience des individus alors que l’action collective reste très en retrait. Comment expliquer ce paradoxe ?

 

On peut avancer différentes explications, de type cognitif et normatif, de type moral, et de nature politique et sociale.

 

Égalité, mérite, autonomie

Du point de vue cognitif et normatif, le sentiment d’injustice suppose l’existence de principes de justice relativement stables à partir desquels l’individu établit un jugement, sur la base desquels chacun est en mesure d’argumenter et d’expliquer pourquoi ce qu’il subit est une injustice véritable. Les sociétés modernes sont placées sous le règne de trois principes de justice distincts.

  • Le premier est celui de l’égalité, qui définit les inégalités sociales considérées comme tolérables parce qu’elles n’affectent pas radicalement l’égalité fondamentale des individus affirmée par les sociétés démocratiques.
  • Le deuxième principe est celui du mérite, de la juste rétribution du travail et de la contribution des individus à la production des richesses et à la vie collective ; il vaut dans la vie économique et professionnelle, mais aussi dans la formation des hiérarchies scolaires, par exemple.
  • Le troisième principe de justice dominant est celui de l’autonomie : les individus jugent de la justice en fonction de leur capacité d’être les maîtres de leur action.

Évidemment, ces trois principes apparaissent moins de manière positive que négative, moins dans leurs accomplissements que dans leurs échecs. Telle conduite est injuste parce qu’elle nous traite comme des inégaux, parce que les inégalités nous excluent de l’humanité commune. Telle conduite est injuste parce que notre valeur et notre travail ne sont pas rétribués, parce que nous sommes exploités et spoliés. Enfin, telle autre conduite est injuste parce que nous sommes contraints, menacés, aliénés par un travail épuisant et stupide.

Dans une large mesure, la polyarchie des principes de justice accélère la conscience des injustices puisqu’une situation juste selon un principe a toutes les chances de ne pas l’être selon une autre perspective. Ainsi, si nous pensons bénéficier d’une condition juste parce qu’elle nous traite comme des égaux, il n’est pas rare que cette même égalité soit perçue comme une injustice du point de vue du mérite individuel et du point de vue de notre autonomie que la trop grande égalité limite.

Si la pluralité des principes de justice développe le sentiment d’injustice, elle explique aussi pourquoi ces principes se transforment difficilement en action. L’indignation que je peux éprouver parce que mes efforts ne sont pas reconnus peut me conduire à mettre en cause les excès de l’égalité qui interdisent justement la pleine reconnaissance du mérite.

Il en est de même entre l’égalité et l’autonomie. Chacun d’entre nous souhaite que des protections et des garanties assurent une égalité élémentaire, chacun veut être reconnu comme le membre égal d’une communauté nationale et, de ce point de vue, les redistributions sociales paraissent parfaitement justes. Mais en même temps, l’individu singulier cherche à être autonome, à être le maître de lui-même affirmant sa responsabilité. Cette double exigence conduit la plupart des individus à réclamer des protections sociales limitant les inégalités, et à condamner ces mêmes protections parce qu’elles rendent les individus « irresponsables » et dépendants. Là encore, deux principes de justice se heurtent frontalement. Le mécanisme est de même nature quand il oppose l’autonomie et le mérite dans la mesure où l’autonomie est fondée sur la réalisation de soi, alors que le mérite est ancré sur l’utilité du travail dans une organisation collective. L’individualisme éthique et l’individualisme utilitaire s’affrontent alors directement. L’action n’est ainsi guère en mesure de se développer à partir d’un principe central.

 

Le sens moral : sommes-nous toujours victimes ?

Il ne suffit pas qu’il y ait des injustices vécues pour que l’action se développe. Il faut aussi que les victimes de l’injustice soient réellement perçues comme des victimes « innocentes » et que l’injustice apparaisse comme un déni moral. C’est là une condition élémentaire pour que le sentiment d’injustice devienne une indignation morale. Or, à y regarder de près, la mutation d’un jugement normatif en indignation morale n’est pas toujours acquise pour tout un ensemble de raisons.

L’une d’elles tient au fait que bien des individus répugnent à agir parce que, tout en étant victimes d’injustices, ils se sentent « relativement privilégiés ». Le spectacle de l’horreur du monde sans cesse diffusé par les médias joue un rôle paradoxal. D’un côté, il accentue la conscience des injustices et des inégalités, de l’autre : il y aurait souvent quelque indécence à se plaindre quand on appartient au petit monde des pays riches et, dans ces pays, au très vaste monde des classes moyennes ayant un mode de vie perçu comme convenable. Je peux être victime d’une injustice, mais celle-ci devient relative quand je suis confronté à des injustices plus grandes encore.

De manière plus radicale encore, notre société valorise fortement la norme d’autonomie et de responsabilité, ce que les psychologues désignent comme une norme « d’internalité » : chacun y est largement responsable de ce qui lui arrive. Non seulement il y aurait des inégalités naturelles contre lesquelles on ne peut rien – elles relèvent des desseins des dieux ou de ceux des gènes –, mais, plus on affirme la liberté de chacun, plus s’installe l’idée que les victimes des injustices ne sont peut être pas aussi innocentes que ce que l’on croit.

En définitive, le sentiment d’injustice ne débouche pas nécessairement sur une indignation morale ; celle-ci est en réalité très atténuée par toutes les interactions et les jugements moraux qui pondèrent largement les critiques normatives.

 

Le passage à l’action

Toute la sociologie des mouvements sociaux nous a appris que le passage à l’action collective et à la protestation organisée était une construction collective, parce que la mobilisation a un coût. Il n’est pas facile de dénoncer ses collègues et tous ceux qui bénéficient des injustices faites à autrui sans prendre le risque de rompre des solidarités élémentaires. Pour agir, il faut donc que l’injustice subie soit collective, ce qui n’est pas le cas quand l’injustice dérive du mérite et de l’autonomie, qui concernent plus les individus que les collectifs. Comme la plupart des inégalités sont vécues de manière personnelle, loin est le chemin du sentiment d’injustice à la mobilisation du groupe.

Pour agir, il faut être en mesure de désigner la cause des injustices. Plus encore, il faut que cette cause soit sociale et puisse être atteinte. Longtemps, le responsable des injustices sociales a pu sembler assez proche, le seigneur, le maître, le patron ne vivaient pas trop loin de leurs victimes. Or ce que nous appelons la globalisation a « désocialisé » l’image que l’on peut avoir d’un adversaire. Les lois du marché, les marchés financiers, les fonds de pension, les pays émergents peuvent être tenus pour responsables de nos malheurs, mais ce ne sont pas des adversaires qui s’incarnent aisément dans des acteurs sociaux précis et identifiables. On peut donc mettre en cause « le système », mais cela ne favorisera pas la mobilisation. Quant à ceux qui incarnent le système, qui le représentent, ils peuvent être des relais de la domination, de simples rouages expliquant qu’ils ne sont pas préservés des injustices et que, de toutes manières, ils n’ont pas le choix. Il semble que, peu à peu, le capitalisme se détache des rapports sociaux de production : le directeur de l’entreprise ne décide plus, il s’adapte à des contraintes qu’il ne maîtrise guère plus que ses employés, même s’il est beaucoup mieux traité.

Dans cette configuration, l’injustice engendre plus un sentiment de colère diffuse et de rage qu’un véritable conflit social organisé et les acteurs s’en prennent plus aux symboles de leur malheur qu’aux acteurs responsables de leur sort. Dans la France d’aujourd’hui, ce déplacement d’objet n’est pas rare quand le sentiment d’injustice se satisfait d’une cible commode : les étrangers, l’étranger, l’Europe, cristallisent la cause de toutes les injustices.

Contrairement à l’image romantique d’une action collective directement issue d’un sentiment d’injustice, la formation de cette action exige en général que des « entrepreneurs d’action », des militants, des organisations, des partis, des syndicats, prennent en charge l’organisation et la pérennité de la protestation. Aujourd’hui, en France, de tels acteurs collectifs souffrent d’un défaut de représentativité et de confiance : les syndicats sont faibles et les partis sont des organisations d’élus. Plus nettement encore, les groupes sociaux et les individus représentés par ces forces organisées et par ces relais institutionnels ne sont en général pas les plus démunis et ce ne sont pas les victimes des injustices les plus flagrantes. Au fond, n’émergent sur l’espace public que les groupes et les corporations les plus constitués et les mieux armés : les médecins, plus que les malades et les aides soignantes, les enseignants, plus que les élèves faibles et les familles défavorisées, les salariés protégés, plus que les précaires et les chômeurs… Ceux qui n’ont pas de porte-parole sont alors réduits au silence ou à la violence.

Du point de vue des principes qu’elles affirment, les sociétés modernes sont « de plus en plus » démocratiques au sens que Tocqueville donnait à cette notion. Elles sont aussi « de plus en plus » méritocratiques et pensent que la justice est d’abord l’équité. Elles sont enfin « de plus en plus » libérales et considèrent que les individus doivent être autonomes et responsables.

Confrontée à la réalité des structures et des relations sociales, la force de ces principes développe des sentiments d’injustice continus et d’autant plus inépuisables que chaque situation risque de trahir un de ces principes. Les sentiments d’injustice et de frustration envahissent les expériences sociales de la plupart d’entre nous. Pour autant, ils ne se transforment pas aisément en action stable et organisée. D’abord, les principes de justice étant contradictoires entre eux, ils se neutralisent souvent. Ensuite, ces sentiments ne deviennent pas nécessairement une indignation morale poussant à l’action.

Nous vivons alors dans un grand décalage entre les sentiments d’injustice et les capacités d’agir. Ceci engendre une sorte de rébellion et de révolte latente, des séries discontinues d’explosions, de petites « jacqueries » et de souffrances intimes. Il semble plus facile de dire non que de dire oui, d’abattre une majorité que d’en construire une, de désigner les causes générales du malheur que de combattre des adversaires identifiés. Tout se passe comme si nous vivions dans un climat prérévolutionnaire sans projet révolutionnaire, dans une espèce d’émeute lente dépourvue de relais sociaux capables de lui donner une forme collective et de l’inscrire dans un projet puisque tout dessein politique semble déjà porter en lui la trahison des principes qu’il veut affirmer.

Source : 

François Dubet, dont son ouvrage, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités