« L’obscurantisme des Lumières peut prendre la forme d’un fétichisme de la raison et d’un fanatisme de l’universel qui restent fermés à toutes les manifestations traditionnelles de croyance et qui, comme l’atteste par exemple la violence réflexe de certaines dénonciations de l’intégrisme religieux, ne sont pas moins obscurs et opaques à eux-mêmes que ce qu’ils dénoncent.  » Pierre Bourdieu

 

Notre société, qui a pour objectif la création d’une société idéale où il n’y aurait plus de conflits, a pour cela évité le plus possible tous conflits, cherchant chaque fois la 3ème voie qui serait unificatrice et bienséante. L’accord parfait est ce qui est recherché. L’illusion de baigner dans un monde sans faille. C’est alors méconnaître une réalité incontournable : celle de notre état d’être distinct qui ne peut se fondre (se confondre) dans le « grand Tout ». Être distinct est le passage obligé par lequel nous nous développons en tant que sujets et sommes initiés à la relation : à nous-mêmes et à l’autre, perçu lui aussi comme sujet à part entière. Seul chemin, en fait, qui puisse nous mener à l’universalité. C’est à ce niveau, comme l’exprime Miguel Bensayag dans son ouvrage « éloge du conflit », que nous pouvons voir le conflit (la multiplicité des idées, des visions) rejeté pour aller vers ce qui nous semble la voie à suivre. La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités croissantes. Dans le même temps où un pan entier de la société s’appauvrit, un autre voit ses profits en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe même de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser comme uniquement destructeur, permet de constituer dans l’opinion une tendance à diaboliser le conflit social. C’est là oublier que toutes situations d’oppression – réelles ou ressenties comme telles – suscitent inévitablement le besoin de conflit, qui est dans un même temps la volonté de compréhension et la tentative de trouver une solution. Interdire le conflit, sans supprimer son origine dans l’expérience d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence. L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement au maintien de la situation d’oppression, à l’illégitimité d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie que la violence. La confusion entre conflit et violence, entre accords après confrontation et accords avant celle-ci, entre consensus et compromis, débouche sur une délégitimisation de la parole de ceux qui se sentent opprimés.

 

Les trois violences selon Dom Helder Câmara : une lecture prophétique du monde contemporain

Dom Helder Câmara, archevêque de Recife au Brésil et figure prophétique de l’Église des pauvres, a marqué la théologie et la pensée sociale par une parole radicale, nourrie de compassion et de lucidité politique. Son regard se concentrait sur la dynamique de la violence, qu’il déclinait en trois formes distinctes et liées : la violence première de l’injustice structurelle, la violence seconde de la révolte, et la violence troisième de la répression. Cette typologie demeure d’une brûlante actualité pour comprendre les logiques sociales et politiques de notre temps.

La violence première : l’injustice structurelle

Pour Câmara, la première violence est silencieuse et invisible, car elle se glisse dans les structures mêmes de la société. Il s’agit de la violence systémique : pauvreté organisée, exclusion sociale, accaparement des richesses, déni d’éducation et de santé, discriminations qui condamnent des populations entières à la précarité. Cette violence est première parce qu’elle précède toutes les autres. Elle ne fait pas de bruit, mais elle ronge les existences : « c’est la violence des systèmes qui tuent sans verser de sang ». Elle est inscrite dans les institutions et légitimée par les discours de la “normalité”. Dans le langage contemporain, on pourrait la rapprocher de ce que Johan Galtung a nommé la violence structurelle, ou de ce que Pierre Bourdieu appelle la violence symbolique.

La violence seconde : la révolte des opprimés

Face à cette oppression, tôt ou tard, les peuples écrasés se lèvent. La seconde violence est celle de la révolte, de l’insurrection, de la résistance armée ou civile. Elle apparaît aux yeux du monde comme scandaleuse, car elle est visible et brutale. Pourtant, Câmara insiste : cette violence n’est pas première, mais réponse. Elle est le cri de ceux qui n’ont plus rien à perdre, l’expression d’une dignité bafouée. Cette révolte peut prendre des formes diverses : manifestations populaires, guérilla, émeutes, mais aussi grèves ou désobéissance civile. Dom Helder, profondément pacifiste, ne la justifiait pas mais la comprenait comme conséquence inévitable de l’oppression. Là encore, une lecture contemporaine permet de relier ce constat aux mouvements sociaux, aux soulèvements populaires, ou aux luttes écologiques actuelles face au ravage du vivant.

La violence troisième : la répression des puissants

Enfin, la troisième violence est celle qui suit la révolte : la répression, exercée par les États, les élites économiques, ou les institutions dominantes pour maintenir l’ordre établi. Elle se traduit par la militarisation des conflits, l’usage de la force policière, l’emprisonnement, la censure, les assassinats politiques. C’est la violence qui se présente sous le masque de la “paix” et du “retour à l’ordre”, mais qui en réalité ne fait que renforcer la première. Elle boucle le cercle vicieux : injustice → révolte → répression → injustice renforcée.

La grande force de Dom Helder Câmara est d’avoir montré que la répression et la révolte ne sont que des conséquences, et que le véritable scandale est la violence première, celle qui tue en silence. Il invitait ainsi à déplacer le regard : au lieu de condamner seulement les violences visibles des peuples en colère, il fallait s’attaquer aux racines de l’injustice. Dans un monde traversé par des inégalités grandissantes, des migrations forcées, des urgences écologiques et sociales, sa typologie résonne avec une puissance intacte. Elle nous oblige à penser la paix non comme simple absence de guerre, mais comme justice sociale et dignité partagée. Ou, pour reprendre les mots de Dom Helder lui-même : « Quand je donne à manger aux pauvres, on m’appelle saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on m’appelle communiste. »

 

L’intégration de la violence en soi

Comme le signale Saïd Bouamama, les formes de la transmutation de cette violence ainsi créés sont visibles sur la scène sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en trois catégories différenciées, signifiant toutes un degré de souffrance sociale différent et une recherche de place sociale.

En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons la violence internalisée, c’est-à-dire la violence retournée contre soi-même, dont la forme ultime est le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de rappeler que le suicide est la première forme de mort des jeunes en France, surtout si l’on prend également en compte, comme relevant des mêmes processus, les conduites suicidaires.

La seconde forme repérable est, bien entendu, la violence externalisée avec cibles précises. Il n’est, en effet, pas neutre de noter ce qui est détruit dans les violences des jeunes, de même qu’il n’était pas indifférent d’analyser ce qui était détruit dans les émeutes de la classe ouvrière dans le passé, ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde.

Enfin, nous trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire prête à exploser en tout endroit et en tout temps. Force est de constater que notre société inégalitaire est plus sensible à certaines violences qu’à d’autres. Force est de remarquer que l’attention sociale se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les jeunes qui se cassent.

 

Faire politique sans conflit

Un problème des plus importants en découle du coup dans le présent : comment faire politique, c’est-à-dire débat et confrontation d’idées, dès lors que le postulat de base admis, suppose qu’il ne peut y avoir de débat ? La politique devient juste une voie à suivre pour arriver à créer par l’éducation cette paix universelle. Toute autre vision ou idée ne serait-ce que divergente de celle-ci devient de fait, non plus une idée à débattre pour créer une société, mais bien un problème viral à supprimer pour accéder à cette paix sur terre espérée par tous. Voir le champ lexical de la médecine qui se développe fortement en politique. 

Nous créons une nouvelle forme de fascisme volontaire, ce qui crée cette incroyable sensation d’impossibilité d’action traduite par « que peut-on faire ? » ou par « on cherche le moins pire qui nous guide vers ce lendemain radieux » qui remplace le « il n’y a qu’à faire ou proposer, pour améliorer notre réalité », créateur de dynamique et de mouvement inhérent à tout ce qui est vivant. La vie politique en est désertique, il ne reste qu’une conception idéologique néolibérale qui est vue non pas comme idéologie, mais comme moyen technique pour évoluer. Ni mot d’ordre ni programme à long terme divergent est présenté, mais seulement des nuances et degrés d’une même direction. Nos personnalité.e.s politiques se transforment en gestionnaires de zone territoriale, voire de présentoir pour leurs conseillers politiques liés à la finance.  Le problème vient de l’effondrement de la dimension morale des relations entre les citoyens au profit de la dimension juridique. Si la distinction République/démocratie a un sens, cela revient au déplacement de la morale à la loi. Je pense que c’est un énorme changement dans la manière de concevoir les relations entre les êtres.

 

Le problème est que cet individu-là présupposé par l’idéologie mécaniste, lié à de nombreux philosophes humanistes des lumières, n’est rien d’autre qu’un mythe philosophique, une simple « robinsonnade », comme l’écrivait Marx. L’inconscient, par exemple, sans même prendre en compte sa structure « trans-générationnelle », nous rappelle à tout instant que d’autres que moi (et d’abord, un « père » et une « mère », quel que soit leur mode de présence imaginaire et symbolique) sont le miroir perpétuellement tendu à partir duquel chacun de nous doit s’arranger comme il peut, pour bricoler les contours à la fois durables et toujours mouvants de sa propre identité. La langue maternelle, d’autre part, et par conséquent l’univers culturel qui lui est nécessairement associé, inscrivent également chaque sujet dans un héritage contraignant, que nul ne peut modifier en profondeur à sa guise.

Depuis une dizaine d’années, la France s’est fortement américanisée au niveau philosophique. Du coup, un rapide détour vers les USA peut permettre de comprendre la direction que nous prenons. L’Amérique est une terre de pionniers. A la différence des États européens qui se sont construits par le haut, l’Amérique s’est construite par le bas. Les premiers colons qui se sont installés ne pouvaient attendre d’un État ni travail, ni protection. L’initiative individuelle joue donc un rôle central dans l’esprit américain. Il s’exprime dans la figure héroïque du self-made-man et dans l’idée du « do it yourself ». L’individualisme se retrouve autant dans l’esprit des sciences sociales (la microéconomie) que dans la psychologie du « self help » (développement personnel – le parent pauvre de la psychologie). De plus, l’Amérique s’est toujours voulue une terre de liberté : le libéralisme économique vante l’esprit d’entreprise et le rejet de l’intervention de l’État. L’esprit libéral signifie aussi « progressiste » en matière de mœurs et d’opinion. La liberté est aussi celle de voyager, de circuler, associée au goût pour les grands espaces, au mythe du cow-boy solitaire, au vagabond mystique et jusqu’à l’anarchisme des libertariens.

Ces visages de la liberté imprègnent profondément toutes les sciences sociales, la philosophie et la littérature américaine voir occidentale.  Au niveau social et politique, nous voyons aussi la place des « business men » comme très importante. En matière philosophique, cette tendance se traduit par un moindre goût pour l’esprit du système (à l’Allemande) et l’esprit cartésien (à la Française). Le savoir doit être tourné vers l’action pratique : cet esprit se retrouve dans le pragmatisme, brocardé par Bertrand Russell en son temps : « L’amour de la vérité est obscurci en Amérique par l’esprit du commerce dont le pragmatisme est l’expression philosophique ».

Comme l’exprime Chantal Mouffe, il existe deux formes d’antagonisme : L’antagonisme à proprement parler – qui advient entre ennemis, c’est à dire entre personnes qui n’ont aucun espace symbolique commun – et ce que j’appelle l' »agonisme », mode différent de manifestation de l’antagonisme, car il implique, plutôt qu’une relation entre ennemis, une relation entre « adversaires », ces derniers étant paradoxalement définis comme des « ennemis-amis », c’est à dire des personnes qui sont amies parce qu’elles partagent un espace symbolique commun (qui fait société), tout en étant ennemies parce qu’elles veulent organiser différemment cet espace. Cette notion d’adversaire pourrait être la clé qui permet d’envisager la spécificité et complexité de la politique démocratique pluraliste moderne. 

 

La suite de la réflexion ici : l’être et sa réponse politique 

Pour aller plus loin :

  • L’esprit des lumières de Tzvetan Todorv
  • Eloge du conflit de Miguel Benasayag et Angelique del Rey
  • Essai sur l’individualisme de Louis Dumont
  • L’Homme sans gravité de Charles Melman
  • La santé totalitaire de Roland Gori et Marie-José Del Volgo
  • Le paradoxe démocratique de Chantal Mouffe

 

 

 

complément : 

 

Les Nudges où l’influence sociales via neuro-marketing