Jean-Gabriel Ganascia et Miguel Benasayag, bien que issus de formations différentes, le premier étant informaticien et philosophe des sciences, le second psychanalyste et épistémologue, partagent une même volonté de penser la technique au cœur de l’existence humaine, sans céder ni à l’utopie technophile ni à la technophobie. À travers leurs écrits, ils proposent des lectures critiques du monde numérique, insistant sur les enjeux éthiques, politiques et existentiels qu’il engage.
L’humanisme numérique : un nouveau cadre éthique
Face à la montée des algorithmes dans nos vies (recommandations, surveillance, décisions automatisées), Ganascia appelle à un renouvellement de l’humanisme, qu’il qualifie de « numérique ». Ce concept, développé notamment dans Le mythe de la singularité, désigne une vision du monde où l’humain reste au centre, non comme maître et possesseur de la technique, mais comme sujet éthique et politique. Selon lui, les discours sur la « singularité » (idée que l’IA surpassera l’intelligence humaine) relèvent du mythe : ils traduisent moins une réalité scientifique qu’une quête de transcendance technologique. Il y voit une mythologie contemporaine, nourrie de fantasmes transhumanistes, qui détourne l’attention des enjeux politiques et éthiques concrets de l’intelligence artificielle (IA). Pour lui, les technologies numériques sont des artefacts inscrits dans un contexte humain, et doivent être évaluées selon les principes de responsabilité, de transparence et de justice. Ganascia y oppose une éthique du discernement, fondée sur la transparence algorithmique, le pluralisme des valeurs et la régulation démocratique.
Miguel Benasayag, dans La singularité du vivant et La tyrannie des algorithmes, adopte une posture complémentaire mais plus radicale. Il insiste sur l’irréductibilité du vivant à la logique calculatoire. Selon lui, les promesses d’objectivité ou d’optimisation algorithmique occultent la nature fondamentalement conflictuelle, complexe et singulière de l’expérience humaine. Là où Ganascia déconstruit un mythe technologique, Benasayag met en garde contre une anthropologie appauvrie : celle d’un humain réduit à un ensemble de données modélisables. « On ne peut pas tout modéliser sans trahir le vivant. » Benasayag
Démocratie et surveillance : vers une nouvelle citoyenneté
Dans La transparence radicale, Ganascia analyse les transformations du politique à l’ère du numérique. Il met en lumière les risques d’une société de surveillance douce, où les individus consentent à l’exposition de leurs données, au nom de la sécurité ou de la personnalisation des services. Mais loin d’un pessimisme technophobe, il propose de repenser la citoyenneté à travers l’éducation numérique, le renforcement des contre-pouvoirs civiques et le développement d’une éthique de la responsabilité partagée. Il souligne que les outils numériques peuvent aussi favoriser de nouvelles formes de participation démocratique, à condition qu’ils soient pensés et encadrés selon des principes clairs. Ganascia alerte sur les dangers d’une société de la surveillance douce, où la personnalisation algorithmique invisibilise les mécanismes de contrôle. Benasayag va plus loin dans sa critique : pour lui, le numérique participe à une technicisation du monde qui neutralise le conflit, c’est-à-dire la dimension politique même de l’existence. Il dénonce la tentation d’un monde gouverné par des logiques d’efficience, où les individus sont dépossédés de leur capacité d’agir. Contre cette vision, il défend l’idée d’un sujet traversé par des tensions, des hésitations, une incomplétude irréductible, condition même de la liberté.
Tous deux plaident pour une éthique adaptée à la complexité du monde contemporain. Ganascia évoque un « humanisme numérique » où les choix techniques sont éclairés par des principes éthiques universels : la transparence des algorithmes, le respect des libertés individuelles, la préservation du débat démocratique. Il appelle à former des citoyens capables de comprendre les enjeux techniques pour mieux en débattre collectivement. Benasayag, de son côté, rejette les solutions simples. Pour lui, l’éthique ne peut être un ensemble de règles préétablies appliquées à un système donné. Elle doit être contextuelle, incarnée, traversée par les tensions du réel. Loin d’un humanisme abstrait, il défend une vision située, marquée par la clinique, l’expérience, la contradiction. Il propose une pensée de la vie comme engagement dans l’incertitude, refusant l’illusion de toute maîtrise totale.
Une vision commune : la technicité comme enjeu anthropologique
Malgré des approches différentes, Ganascia défendant un usage éclairé de la technique, Benasayag soulignant ses impensés, les deux auteurs convergent sur un point fondamental : la technique n’est pas extérieure à l’humain, elle est constitutive de sa condition. Il ne s’agit donc ni de l’embrasser naïvement, ni de la rejeter, mais de la penser depuis l’intérieur de notre vulnérabilité. Tous deux insistent sur l’importance de récits alternatifs, de formes de résistance symbolique et politique face à la colonisation algorithmique des imaginaires. Là où Ganascia appelle à un nouveau contrat éthique pour la société numérique, Benasayag appelle à des pratiques incarnées, locales, à une reconquête du sens depuis les marges, les failles et les contradictions du monde vécu. Le dialogue entre Jean-Gabriel Ganascia et Miguel Benasayag révèle deux voix critiques majeures de la pensée contemporaine sur le numérique. L’un cherche à aménager l’intérieur du système technologique, l’autre à résister à ses logiques les plus profondes. Ensemble, ils esquissent les contours d’une pensée éthique, politique et existentielle de la technique, nécessaire pour habiter lucidement un monde en transformation.
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