Le fascisme, dans l’imaginaire collectif, renvoie souvent à une période historique révolue, marquée par la montée des totalitarismes au XXe siècle. Pourtant, cette approche strictement historicisée risque de faire oublier ce que Primo Levi désignait comme « la possibilité toujours ouverte du retour ».
Primo Levi, écrivain et survivant du camp d’Auschwitz, a profondément marqué la conscience européenne par ses témoignages sur l’univers concentrationnaire. Dans son œuvre, notamment Les Naufragés et les Rescapés, Levi développe une réflexion aiguë sur la nature du fascisme, non seulement comme idéologie historique, mais comme phénomène polymorphe, capable de renaître sous des formes variées. Il met en garde contre une vision simpliste et figée du fascisme, préférant le penser comme une dynamique sociale, capable de s’adapter à différents contextes historiques.
Le fascime comme expérience historique ou potentialité présente ?
Dans ses analyses, Primo Levi ne nie pas l’existence d’un fascisme historiquement déterminé, incarné par les régimes de Mussolini en Italie et d’Hitler en Allemagne. Il reconnaît dans ces systèmes une série de traits caractéristiques : le culte du chef, la propagande de masse, la suppression des libertés, le nationalisme exacerbé, l’obsession de la pureté ethnique et la violence institutionnalisée. Le nazisme, auquel Levi fut directement confronté, représente selon lui une forme paroxystique du fascisme, portant à son sommet la logique d’exclusion et de déshumanisation.
Cependant, Levi insiste sur le fait que ces traits ne sont pas réservés à une époque révolue : ils peuvent réapparaître sous des formes plus douces, moins spectaculaires mais tout aussi dangereuses. Dans la lignée d’Hannah Arendt, Levi explore l’idée que le mal peut être ordinaire. Il décrit l’adhésion passive, la lâcheté, la peur ou l’opportunisme comme des ressorts essentiels du fonctionnement des régimes fascistes. Pour Levi, l’horreur nazie n’a pas seulement été le fait de fanatiques, mais aussi d’individus ordinaires, souvent médiocres, qui ont accepté ou soutenu le système sans se poser de questions. Cette observation nourrit sa conception du fascisme comme phénomène social diffus : il ne repose pas uniquement sur des leaders charismatiques, mais sur des structures mentales collectives, sur une propension des masses à se soumettre, à détourner le regard, voire à tirer profit de l’oppression d’autrui. En cela, le fascisme est moins un accident qu’une potentialité permanente.
Le retour récent d’un certain terme “fascisme” au cœur du débat public intervient sur cet arrière-fond. Le point commun de ces travaux est de s’interroger sur la sève d’un fascisme des années 2020. Une entreprise intellectuelle qui passe par un prérequis : envisager un fascisme à la française. Or la chose implique de considérer qu’historiquement, la vie politique française n’a pas été à l’abri de poussées fascistes. On peut le questioner à l’aune, par exemple :
- d’un effort pour penser l’injonction au moindre mal sous la forme d’un vote utile destiné à faire barrage à l’extrême-droite faute d’alternative ;
- d’un regard sur l’État social qui recule (le pré-fascisme féconde sur l’idée que “la fête est finie”, écrit Michaël Foessel dans Récidive, le temps d’un aller-retour entre les cendres du Front populaire dont Daladier puis Vichy détricoteront à la hâte bien des conquêtes, et notre actualité économique et sociale où l’on voit fondre les acquis “Trente glorieuses”) ;
- ou encore, d’une réflexion sur la post-vérité et son lien avec le poids électoral de l’extrême-droite – et justement c’est George Orwell, penseur aussi précoce qu’hétérodoxe du fascisme, qui fut l’un des grands visionnaires en matière de post-vérité.
(idée qu’on peut associer ou rapprocher du réseau Atlas voir une vidéo sur le sujet ici)
En 1995, Umberto Eco, sémiologue qui a grandi sous Mussolini, publie « Reconnaître le fascisme ». Vision qui rappelle la complexité du danger, plutôt que d’offrir une définition monolithique.
Dans cet article, il présente une liste de 14 caractéristiques et éléments discursifs qui sont des indices préliminaires du fascisme. Il s’agit d’un essai, d’environ 50 pages, dans lequel il raconte son enfance dans une Italie fasciste, puis libérée. Il présente en particulier les 14 caractéristiques de ce qu’il nomme l’Ur-fascisme, le cœur central, les similitudes avec tous les fascismes. Ils ne remplissent pas forcément les mêmes critères et n’ont même parfois rien en commun, mais cela permet de répondre à la question qui se pose à l’introduction de son essai : Pourquoi est-ce que tout le monde parle de fascisme ?
On voit bien que certains de ces points s’imbriquent logiquement. Bien sûr, chacun n’est pas exclusif au fascisme, les victimes du stalinisme ont par exemple bien connu le point 4 (désaccord = trahison, voir d’ailleurs à ce propos le « concept » de Schizophrénie torpide). D’ailleurs, dans le texte entier, Eco différencie bien fascisme et totalitarisme, le stalinisme relevant du second terme bien plus que du premier.
Un phénomène polymorphe et mutant
Levi souligne que le fascisme ne se présente jamais deux fois sous le même visage. Il écrit : « Le fascisme peut revenir sous les habits les plus innocents. Notre tâche est de le démasquer. » Ce caractère polymorphe rend sa détection plus difficile. Il peut se dissimuler dans le langage technocratique, le populisme sécuritaire, le rejet de l’étranger ou la nostalgie d’un ordre autoritaire. Levi voit dans les nouvelles formes de xénophobie, de conformisme social, d’indifférence morale ou de négationnisme les signes d’une fascisation rampante. Ainsi, le fascisme n’est pas seulement un régime politique ; c’est une culture de la domination, de l’obéissance aveugle, de la peur de la différence. C’est une logique de simplification du réel, d’abolition de la pensée critique. En ce sens, il est toujours latent, prêt à resurgir dans les crises économiques, les conflits identitaires ou la perte de repères démocratiques.
La mutation contemporaine du fascisme : une normalisation de la violence symbolique
L’intuition de Levi trouve un écho dans les travaux récents de plusieurs penseurs. Enzo Traverso, dans Les nouveaux visages du fascisme (2017), souligne que le fascisme du XXIe siècle ne se présente pas avec les mêmes uniformes ni les mêmes slogans. Il prend la forme d’une politique identitaire, d’un autoritarisme démocratique, ou encore d’un ultranationalisme décomplexé. Loin des chemises brunes et des marches militaires, il se glisse aujourd’hui dans les discours médiatiques, les logiques managériales, les politiques sécuritaires ou les imaginaires identitaires. Ce phénomène se caractérise notamment par la normalisation de la violence symbolique, concept développé par Pierre Bourdieu, désignant une forme de domination douce, intériorisée, qui produit et reproduit l’infériorisation sans recours à la violence physique directe. Roland Gori, dans La fabrique des imposteurs, montre comment le néolibéralisme, en détruisant les solidarités collectives et en valorisant la compétition généralisée, prépare le terrain à un néo-fascisme soft, qui s’habille du langage de la performance, de l’expertise et de la sécurité. La mutation fasciste se traduit aussi par la criminalisation de la solidarité, comme le note Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter (2019). À travers des politiques sanitaires, migratoires ou sociales, on assiste à la mise en place d’un biopouvoir qui trie les vies selon leur utilité, leur adaptabilité ou leur conformité à la norme dominante.
De la terreur physique à la domination symbolique
Le fascisme du XXe siècle se déployait par la terreur physique : répression, emprisonnement, torture, élimination. Aujourd’hui, dans les régimes démocratiques libéraux, la violence physique est moins visible, mais la violence symbolique s’intensifie. Elle agit par le langage, les normes, les politiques publiques, les pratiques culturelles. Cette mutation correspond à ce que Gramsci appelait l’hégémonie culturelle : un pouvoir qui ne s’impose plus uniquement par la force, mais par la production d’un consentement. La violence symbolique agit en naturalisant les hiérarchies sociales, en invisibilisant les inégalités, en légitimant l’exclusion sous couvert de mérite ou de rationalité économique. Elle crée des subjectivités soumises, des individus qui acceptent leur condition comme allant de soi. En cela, elle incarne une forme contemporaine de fascisation des esprits.
Le discours est un lieu stratégique de la mutation contemporaine du fascisme. Comme l’a montré Victor Klemperer dans LTI. La langue du Troisième Reich, les mots façonnent la pensée. Aujourd’hui, des vocabulaires technocratiques, sécuritaires ou identitaires banalisent la violence : on ne parle plus de pauvreté mais d’« assistanat », plus d’exilés mais de « flux migratoires », plus de répression mais de « maintien de l’ordre ». La langue participe ainsi à une anesthésie morale : la stigmatisation devient gestion, l’exclusion devient politique publique. Cette évolution du langage permet une fascisation sans fascisme apparent, une haine socialement acceptable, voire valorisée.
L’idéologie du mérite et la culpabilisation des dominés
Un autre vecteur de cette violence symbolique contemporaine est l’idéologie méritocratique. En valorisant la réussite individuelle et la performance, les sociétés néolibérales justifient l’échec par la responsabilité personnelle. Celui qui échoue est présumé coupable : pas assez motivé, pas assez compétent, pas assez adaptable. Ce processus, analysé par Roland Gori ou Barbara Stiegler, produit une auto-culpabilisation des dominés. Ils intériorisent leur propre disqualification. Or cette culpabilisation est une forme de violence invisible, qui détruit les liens sociaux et légitime les politiques d’exclusion : on n’exclut plus pour ce que l’on est, mais pour ce que l’on n’a pas su devenir.
Guy Debord avait déjà noté que la société moderne est dominée par le spectacle : une logique de mise en scène permanente, où le réel est remplacé par sa représentation. Dans cette logique, les violences sociales et symboliques sont esthétisées, banalisées, voire transformées en divertissement. Les humiliations des plus vulnérables, les discours de haine, les stratégies de désignation de boucs émissaires (migrants, minorités, chômeurs) deviennent des objets de débat télévisé ou de polémiques virales. Ce traitement émotionnel et sensationnaliste désactive l’analyse critique. Il produit une accoutumance : la violence ne choque plus, elle amuse ou indiffère. C’est dans ce climat que la fascisation des esprits prospère.
Un fascisme sans fascistes ?
L’une des caractéristiques inquiétantes de cette mutation est l’absence de figures clairement identifiables. Il ne s’agit plus de partis fascistes revendiqués, mais d’un climat idéologique diffus, transversal, qui traverse les institutions démocratiques elles-mêmes. Enzo Traverso parle à ce titre d’un post-fascisme qui agit sans nécessairement revendiquer le terme, mais en en réactivant les structures mentales : culte de la nation, rejet de l’autre, autoritarisme, virilisme, rejet du politique au profit du technocratique. Ainsi, la violence symbolique du fascisme contemporain n’est pas imposée d’en haut par un régime, mais se répand horizontalement, par des logiques sociales intériorisées, des affects partagés, une forme de dépolitisation qui rend l’autoritarisme désirable.
Une vigilance éthique et mémorielle
Pour Primo Levi, lutter contre le fascisme suppose une vigilance constante, un effort de mémoire et d’éducation. La Shoah ne doit pas être un événement sacralisé ou abstrait, mais un avertissement permanent contre la désintégration de l’humanité. Dans Si c’est un homme, il exhorte ses lecteurs à réfléchir à ce que signifie devenir « un homme », c’est-à-dire préserver sa dignité et celle d’autrui dans un monde qui tend à les nier. Le devoir de mémoire, chez Levi, ne se réduit pas à la commémoration : il engage une responsabilité éthique et politique. La mémoire des camps doit servir à identifier les signes avant-coureurs du totalitarisme : le mépris du droit, la haine de l’autre, le langage de la haine, la violence institutionnelle.
Conclusion
Le fascisme contemporain se développe souvent de manière diffus, insidieux, incorporé dans les discours, les pratiques sociales, les modes de gestion. Sa force réside dans la normalisation de la violence symbolique, cette domination qui ne dit pas son nom, mais qui s’impose par l’adhésion inconsciente. Comprendre cette mutation, c’est se doter d’outils critiques pour résister à la fascisation des sociétés dites démocratiques. C’est aussi renouer avec l’héritage de penseurs comme Primo Levi, Hannah Arendt, Pierre Bourdieu, Roland Gori ou Barbara Stiegler qui nous rappellent que la lutte contre l’inhumain commence toujours par la vigilance à l’égard du langage, des représentations et des rapports de pouvoir.
ANNEXES :
à lire aussi :Le néo-mercantilisme autoritaire : vers une forme post-fasciste ?
Une vidéo pour comprendre le fascisme d’un point de vue des sciences politiques :
Une playlist qui analyse à partir d’études en psychologie sociale la question de l’autoritarisme.
Un peu d’histoire sur la question : le fascisme vient-il de la gauche ?
Vous pouvez trouver le texte d’Umberto Eco en entier ici :