Les êtres humains qui ne savent plus s’émouvoir font peur à Camus ou Flaubert. Le théologien qui a une réponse pour tout fait aussi peur, toutes les façons que l’on a d’oublier la douleur humaine aussi. Avoir conscience que des êtres humains souffrent au moment où nous parlons n’a jamais empêché de s’émerveiller devant la beauté du monde, au contraire. Camus en est la preuve : s’il trouve le monde beau, vertigineusement beau, il le trouve aussi absurde, révoltant, du fait de la souffrance qui y règne. Et les deux vont ensemble. Le monde ne serait pas si révoltant s’il n’était pas si beau. Il faut maintenir la tension entre le sens et la révolte et celui de la beauté sans chercher à réduire l’un à l’autre. C’est ce qui fait que l’on soit vivant.
Le mythe pour faire société
Le mot « mythe » signifie « mensonge », rappelle René Girard. Les sociétés sont fondées sur des mythes, elles reposent sur des mensonges. Elles racontent que le bien est un mal afin de faire passer le mal, en l’occurrence la persécution, pour un bien. De ce fait on peut passer du mythe au rite, c’est-à-dire au sacrifice. Celui qui est justifié. Résultat on a la paix sociale, la foule menacée de division est pour un temps réconcilié. Elle a exprimé sa violence en ayant eu l’impression de participer à une bonne œuvre par le fait d’avoir sacrifié un innocent présenté comme un salaud, elle sort de ce sacrifice contente d’elle, ragaillardie, fière d’elle-même. Toutes les sociétés se fondent sur ce mode de fonctionnement. Elles se choisissent des ennemis, qu’elles sacrifient en commun. Toutes les sociétés se donnent bonne conscience de ne pas être morales. Nous n’échappons pas à la règle. Quand quelqu’un explique que la morale est une ignominie inventée pour aliéner l’humanité, il joue avec l’inconscient sacrificiel de la foule dont il flatte les instincts primaires.
Ne croyez pas que, quand la morale n’est plus là, plus rien n’est là. L’archaïque prend le dessus, les pulsions sacrificielles reviennent au galop en expliquant que la conscience de l’existence est une illusion, le respect des autres, de la vie et de l’univers également. Qu’il faut être indifférent, qu’il faut sacrifier les autres à soi et l’expérience de la personne à son égoïsme. Cela donne un monde dans lequel on ne sait plus que les êtres et les choses existent. Monde de tyrannie, monde d’esclavage.
L’idée que le salut existe mais qu’il vient d’ailleurs heurte notre orgueil comme notre désespoir. Nous voulons tout ou rien. Être le sauveur ou n’être rien et désespérer de tout. Attitude infantile, passionnelle, humaine, très humaine, trop humaine. D’où nos sacrifices métaphysiques : celui de la lucidité avec le stoïcisme et son orgueil. Pascal l’a perçu. Nous sommes coupés en deux. La pensée est sacrifiée. Nous oscillions entre orgueil et désespoir au lieu de vivre ce qui part de nous-même pour aller ailleurs et ce qui part d’ailleurs pour aller vers nous.
Quand la pensée cède à la tentation de vouloir avoir raison en trouvant une réponse définitive à tout, elle devient une vision scientiste totalitaire. Quand elle devient une vision scientiste totalitaire, elle suscite en réponse le scepticisme suspicieux. Si bien que l’on bascule dans un cercle vicieux : plus il y a de discours dogmatiques, plus il y a de scepticisme dénonçant la philosophie ; plus il y a de scepticisme dénonçant la philosophie, plus il y a de discours dogmatiques totalitaire. La philosophie meurt quand on arrive à ce point. Elle se perd dans le sacrifice en tuant la pensée sous prétexte de revenir à la réalité et la réalité sous prétexte de revenir à la pensée. Cette tragédie, en tuant la pensée ainsi que l’Histoire, aboutit à la mort de l’émerveillement.
Déconstruire le nihilisme
Appelons religion ce qui lie les êtres humains à la vie sous la forme d’une croyance en la force qu’il y a dans la nature et dans la vie. Appelons morale ce qui lie les êtres humains à la société sous la forme d’une croyance dans la force et le génie qu’il peut y avoir dans l’humanité. Une chose saute aux yeux : tous les êtres humains ont à la foi une religion et une morale. Tous les êtres humains adhèrent à la nature qu’ils considèrent comme une origine et un maître et à la société qu’ils considèrent comme leur avenir. Tous les êtres humains pensent qu’ils viennent de la nature afin d’aller dans la société. Aussi Bergson a-t-il raison. Tout le monde a bien une religion et une morale et non une religion ou une morale. Ce n’est donc pas la distinction entre morale et religion qui est pertinente, mais la distinction entre statique et dynamique. Il y a des religions et des morales closes et d’autres ouvertes. Il s’agit d’aller du clos à l’ouvert.
En 1941, dans l’Evolution créatrice, Bergson approfondit sa réflexion : le néant n’est pas une réalité, mais une projection psychologique. On a une impression de néant quand on ne trouve pas ce à quoi l’on s’attend, quand on fait l’expérience du vide. Ce n’est pas la réalité qui est malade, mais notre mode d’appréhension du réel. Qui se tient à distance de son objet comme du monde se tient dans l’attitude de celui qui pense pouvoir tout comprendre, tout survoler, tout surplomber. On ne se laisse plus surprendre quand on est ainsi. Il y a une crise de la pensée, raison pour laquelle, il y a un désenchantement du monde. La pensée qui ne vit plus prend son vide pour le vide du monde. Le nihilisme en ce sens est l’illustration même. Avec lui, c’est le rationalisme abstrait qui l’est. Bergson a fait une découverte : il importe de distinguer la théorie et la pratique. On vit avec ce qui fait vivre et non avec ce qui fait mourir. La raison abstraite fait mourir. D’où la force de l’émerveillement : il fait vivre. Qui sait s’émerveiller donne au monde la force de vivre. Il terrasse le nihilisme en étant la preuve vivante que la vie est plus forte que la mort et l’esprit plus fort que la violence. Erreur de la raison abstraite : avoir cru et croire que la fable qui parle de vie parle de réalité. La fable n’est pas une science, mais une morale. Elle parle des êtres humains et non du réel. C’est l’être humain qui est fabuleux, quand il vit et qu’il fait, confiance, à ses semblables. C’est lui qui est la démonstration qu’il y a une vie après la violence ainsi qu’après et avant la mort.
Le rationalisme a beaucoup pensé l’illusion. Il a oublié de penser la désillusion. On peut déformer la réalité en la survalorisant. On peut la déformer en la dévalorisant. Il s’avère qu’on la déforme sans cesse en la dévalorisant et qu’en agissant ainsi on crée une dépression collective. Fréquemment, le déclin a un effet boule de neige. Il appelle le déclin. On décline de se sentir décliner. C’est ce que l’on appelle la dépression. On aimerait pouvoir se sentir grandir sans cesse, il ne va pas selon nos vœux. La vie diminue. D’où une tristesse, un état d’âme. « Fini le temps de la jeunesse » Force de la foi : savoir que la vie est déclin, mais vivre quand même. Faiblesse du rationalisme abstrait : nier son propre déclin et attaquer la vie. (Pensez à la culture du jeunisme) Force de la foi : faire du déclin une occasion de vivre. Faiblesse du rationalisme abstrait : ne rien faire de son propre déclin et discourir à propos de la fatalité de vie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il faut être lucide sur la condition humaine pour avoir la foi en celle-ci. Il faut s’être rendu compte du drame qu’elle traverse au point de se décider à agir. D’où la profondeur de l’émerveillement. Il y a derrière son apparente simplicité une science immense : la science de la vie.
Le don signifie que rien n’est replié sur soi, que tout est ouvert à l’autre. À l’image d’un visage. Nous venons et nous nous nourrissons de cette ouverture. Le don vient de ce qui se donne. Il y a de l’amour dans ce qui se donne, du désir, de la joie, de la musique, de la danse. L’univers est une danse. D’où son chaos apparent. Un chaos ordonné. L’univers est une musique derrière son bruit apparent. On ne danse pas assez, on ne chante pas assez. C’est la raison pour laquelle on ne comprend pas la vie. On la comprend beaucoup mieux lorsque l’on se remet en mouvement. C’est ce qu’explique Diotime, la prêtresse de Mantinée, à Socrate dans le Banquet. Plus on est dans la beauté, plus on est dans la vérité avant d’être dans la vie. Pour une raison simple, la beauté éduque. Plus on aime ce qui est beau, plus on a envie de connaître, d’agir, de se transformer, de devenir sage. La sagesse n’est pas qu’une affaire de raison, elle peut aussi s’acquérir par la contemplation.
Source :
Retour à l’émerveillement de Bertrand Vergely
Repenser le mal-être au niveau politique ?