Spiritualité et religion, visions synonymes, complémentaires ou opposés ?

 

La notion de spiritualité est désormais indispensable dans le domaine des sciences des religions. En effet, il est presque impossible de parler de religion en Occident sans la prendre en considération. Cependant, la principale caractéristique de ce concept réside dans le fait que les auteurs utilisant ce concept ne font pas référence au même objet. S’agit-il de valeurs, de sacré ou d’énergie ? S’agit-il d’une entité indépendante de la religion ou d’une de ses formes? Est-ce neutre ou indéniablement bénéfique? La définition de la spiritualité varie donc en fonction du chercheur à qui on pose la question.

 

On peut s’étonner de cette diversité des définitions de la spiritualité, alors qu’il s’agit principalement d’un concept chrétien. En effet, la notion de spiritualité – dont la première utilisation remonte aux lettres de Paul dans le Nouveau Testament (Cor 2, 14-5) – a évolué au fil des siècles, en faisant référence d’abord à ceux dont la vie était orientée par l’esprit de Dieu, puis à ce qui était contraire au corps et à la consubstantialité. Dans cette optique, il est d’origine chrétienne et c’est surtout (presque exclusivement, à dire vrai) dans ce contexte qu’il a été utilisé, et ce jusqu’au premier quart du XXe siècle. (Fuller et Parsons 2018 ; Sheldrake 2007, Westerink 2012 ; Vecoli 2018).

Il s’agit d’un concept qui ne s’applique véritablement qu’au monde occidental. Selon la majorité des chercheurs, la popularisation du concept de spiritualité est due à des changements socio-économiques récents (le tournant subjectif, la postmodernité, etc.) et plus anciens (la privatisation de la religion, les valeurs libérales, la modernité, le christianisme, etc.) caractéristiques de l’Occident (Herman 2015 ; Mossière 2018). Si le terme de spiritualité est employé pour aborder d’autres domaines culturels, il n’est alors pas aussi complexe que lorsqu’il s’agit de l’Occident et il est souvent simplement interprété comme un synonyme de religion (Dimitrova 2018).

 

 

Pourquoi, dans ce cas, les auteurs ne parviennent-ils pas à s’accorder sur les caractéristiques du sens de ce concept ? Qu’est-ce qui justifie cette variété de perspectives ?

Il est nécessaire d’analyser, pour comprendre cela, la tendance des écrivains en sciences humaines et sociales à faire appel à des morts-vivants philosophiques – c’est-à-dire à décontextualiser les concepts qu’ils utilisent en ne prenant pas en compte les débats précédents dans lesquels ceux-ci ont été critiqués (voire décrédibilisés) ou les processus qui les ont formés –, ce qui les amène à construire leurs recherches sur des bases plus subjectives. Quant à la spiritualité, les différentes conceptions de celle-ci qui coexistent aujourd’hui n’ont pas forcément les mêmes bases théoriques, ce qui les rend intrinsèquement incompatibles.

 

La critique de la religion faite par les Lumières

Les Lumières sont généralement une période d’importantes mutations en Europe (en France et en Angleterre notamment). Grâce aux changements de cette période philosophique, les personnes ont dû repenser leur compréhension d’elles-mêmes et leur position dans l’Univers. Selon eux, chaque individu avait la capacité de raisonner et pouvait donc exprimer ses propres opinions. Grâce à ces changements, les systèmes de valeurs européens ont pu s’affranchir de la religion, ce qui a conduit à ce que la personne soit considérée comme responsable de ses actes et de son destin. Les êtres humains pouvaient alors être considérés comme étant hors de la religion, ce qui a permis d’élaborer un discours sur cette dernière qui ne relève pas de la théologie, mais de la raison et de la science.

 

En psychologie des religions Le cœur religieux n’était pas une entité séparée jusqu’au milieu du XXe siècle.

Cependant, il a acquis son autonomie durant la seconde moitié du XXe siècle. C’est alors qu’on a commencé à considérer certaines caractéristiques de la religion liées à l’expérience personnelle comme lui étrangères. De cette manière, en même temps que s’est développé le concept de spiritualité, le concept de religion, dont l’aspect sentimental et expérientiel était supprimé, s’est redéfini. Après ces redéfinitions, pour beaucoup de psychosociologues, la religion était simplement des institutions, des rituels et de l’idéologie. Dans le meilleur des cas, elle était perçue comme une entité immobile et inerte ; dans le pire des cas, comme un frein à la recherche spirituelle. Contrairement à cela, la spiritualité était liée à l’expérience personnelle, aux valeurs humaines et aux états mentaux positifs, ainsi qu’à la transformation. Elle était alors perçue comme le moyen pour les personnes d’atteindre leur plein potentiel. La spiritualité a donc été construite par les psychologues des religions en opposition à la religion : la première était personnelle et positive, tandis que la seconde était institutionnelle et négative.

 

Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle, en sociologie, que cette conception du concept de spiritualité a été réellement remise en question.

Tout d’abord, de nombreux écrivains ont mis en évidence l’exagération de l’imperméabilité de la frontière entre religion et spiritualité. Ils ont d’ailleurs souligné leurs multiples points communs : ces deux entités se manifestaient dans des groupes, avaient des dimensions normatives, concernaient l’affect et les émotions, pouvaient être néfastes ou bénéfiques pour les individus, etc. Sur le plan éthique, la religion et la spiritualité n’étaient donc pas réellement opposées. En outre, certains écrivains ont remarqué que la distinction n’était pas aussi claire. À titre d’exemple, la plupart des États-Unis étaient à la fois religieux et spirituels et ne distinguaient guère les deux concepts.

 

L’utilisation de ces définitions en sciences humaines pose deux problèmes : elles sont universalisantes et apologétiques (l’apologétique est un domaine d’études théologiques ou littéraires qui consiste à défendre une position subjective).

Dans un premier temps, elles considéraient que la spiritualité était le fondement de toutes les formes religieuses. En effet, en redéfinissant les religions comme des traditions spirituelles, ce qui les distinguait n’était pas leur culte, leurs rites, leurs croyances et ainsi de suite, mais la spiritualité qu’elles incarnaient, c’est-à-dire la voie qu’elles ont tracée pour atteindre certaines « valeurs ultimes ». Ainsi, la spiritualité était la réalité essentielle que toutes les traditions partageaient, même si cette réalité prenait des formes différentes. Cependant, cette description pose un souci car elle représente une interprétation très chrétienne de ce terme qui n’est pas forcément acceptée par ceux qui pratiquent une autre religion. Ainsi, en ce qui concerne les contextes non occidentaux, l’emploi de ce concept est plus une projection qu’une description.

Par la suite, cette construction de la spiritualité est apologétique en décrivant la finalité de la spiritualité comme l’accomplissement des plus grands idéaux, de son plein potentiel ou des valeurs ultimes. Par exemple, selon Schneiders (2003), compte tenu de l’importance qu’elle accorde aux valeurs fondamentales, la spiritualité avait inévitablement une orientation positive. Ainsi, les manifestations narcissiques, autodestructrices et violentes ne représentaient pas des spiritualités véritables, même si elles concernaient toute l’existence d’une personne. Par conséquent, d’après cette auteure, les spiritualités non institutionnelles, c’est-à-dire non authentiques, étaient plus fréquemment exposées à l’extrémisme et à l’inertie. Il fallait donc entrer dans une tradition religieuse pour pouvoir accéder à une spiritualité authentique, ayant été critiquée correctivement par une communauté historiquement testée.

 

 

Les théories sociologiques de la spiritualité

Contrairement à la majorité des sociologues qui l’ont précédé, Luckmann (1967) pensait que l’analyse du déclin des institutions religieuses ne donnait qu’une vision partielle de la religion dans les sociétés contemporaines. En réalité, d’après cet écrivain, une nouvelle forme religieuse – marquée par son consumérisme, son accessibilité directe (sans médiation) et son caractère privé – était en train de s’imposer sur la place laissée vacante par les religions. Par conséquent, ce déclin n’était pas le signe de la disparition du religieux, mais de sa mutation. Il n’était donc pas question d’un changement de religion vers le séculier, mais plutôt de passer des religions institutionnalisées à une nouvelle forme religieuse, qui a évolué au fil des années sous le nom de « spiritualité » (principalement liée au courant new âge). Cette idée de Luckmann a laissé une empreinte profonde dans l’analyse sociologique des religions. À la suite de son livre, peu d’écrivains ne voyaient dans la spiritualité une forme religieuse faisant l’objet du consumérisme, de la privatisation et de l’absence de médiation.

Un certain nombre de chercheurs ont alors perçu la spiritualité comme une sorte de bricolage incohérent qui dénonce l’individualisme des sociétés modernes. Selon ces écrivains, il ne s’agissait alors que de la fusion idiosyncrasique de caractéristiques des différentes religions en un tout spécifique à un seul individu. De ce point de vue, la spiritualité, étant donné qu’elle ne s’appliquait qu’à une seule personne, ne pouvait être partagée et transmise. Elle ne possédait donc pas de sens social. Cependant, au début des années 2000, elle a commencé à être sérieusement débattue. Effectivement, d’après ces critiques, malgré leur individualisme, les personnes qui se considèrent comme spirituels partagent des doctrines normatives sur l’existence et le bien-être, et ce, dans des contextes associatifs. D’un point de vue hétéroclite, il y a donc un certain équilibre dans les convictions et les pratiques au sein des milieux spirituels. La spiritualité n’apparaîtrait donc pas comme un signe de sécularisation, mais comme une troisième option pour ceux qui souhaitent quitter la religion, sans pour autant renoncer au sacré.

 

Trois grandes caractéristiques de cette entité ressortent habituellement de ce type d’analyse.

  • En premier lieu, la spiritualité est holistique. Elle est donc perçue comme un élément essentiel de la vie qui facilite le contact avec ce qui est le plus utile. Les personnes qui adhèrent à la spiritualité sont sceptiques face aux tentatives d’atteindre la vérité par des découvertes fragmentaires, c’est-à-dire par la science (Flere et Kirbiš 2009). 
  • Par la suite, la spiritualité rend l’individu sacré (voire divin). D’après cette conviction, il y a en chacun un soi véritable différent de la personnalité qu’il manifeste dans son quotidien, c’est-à-dire le soi social. Il s’agit donc pour les pratiques spirituelles de parvenir à ce soi pour sortir de l’aliénation imposée par la vie en société ; ou, plus précisément, pour devenir réellement soi-même. Cette logique est basée sur l’idée que chaque individu est unique. Ainsi, personne n’est plus familier avec une personne que cette personne elle-même, c’est-à-dire son soi intérieur et authentique qui n’a pas été contaminé par le univers. Seule cette personne peut alors apporter des réponses aux problèmes spécifiques auxquels chaque individu est confronté. Selon Aupers et Houtman (2006), il serait donc la seule source d’autorité acceptable aux yeux des personnes spirituelles. 
  • Enfin, tout ce qui n’est pas le véritable soi est perçu comme contaminé et inférieur par ceux qui adhèrent à la spiritualité. C’est le cas notamment de la religion qui, selon eux, consiste à faire dépendre les hommes à des sources d’autorité extérieures et transcendantes.

 

D’après ces chercheurs, la spiritualité se caractérise donc par la pensée holistique, la considération de soi comme sacré et l’opposition au monde (en particulier à la religion). Ainsi, elle n’est ni religieuse (car elle n’est pas soumise aux autorités extérieures) ni séculière (car elle n’est pas une simple manifestation de l’homogénéité). Elle appartient à elle-même.

 

Et le sacré dans tout ça ? 

Le mot sacré quand à lui, vient du latin sacer, qui signifie à la fois consacré et maudit. Cette ambiguïté originelle dit déjà tout : le sacré n’est ni pur ni impur, ni bon ni mauvais, il est autre. Dans toutes les civilisations, il désigne ce qui est mis à part, intouchable, chargé d’une puissance qui dépasse l’humain. C’est pourquoi les lieux sacrés, les forêts primordiales, les temples, les sources, les autels, sont toujours séparés du monde ordinaire. Leur fonction n’est pas d’exclure, mais de marquer la frontière entre les deux régimes du réel : celui du profane, qui obéit à la continuité du quotidien, et celui du sacré, où surgit la discontinuité du mystère. L’anthropologie, depuis Durkheim jusqu’à Mircea Eliade, a montré que cette distinction structure toute société. Le sacré, dit Durkheim, n’est pas un simple domaine religieux : c’est la matrice symbolique du lien social, le moment où une communauté reconnaît quelque chose de plus grand qu’elle-même, et s’y fonde. Ainsi, avant même les dieux, le sacré est ce qui relie les vivants entre eux, par la crainte, le respect, ou l’émerveillement.

Le sacré comme expérience du réel intensifié

Mircea Eliade, dans Le sacré et le profane, décrit le sacré comme une irruption de la réalité absolue dans le monde ordinaire. Lorsqu’un événement, un lieu ou un être devient sacré, il cesse d’être simplement lui-même : il devient hiérophanie, manifestation du Tout-Autre. C’est une expérience du réel intensifié : soudain, le monde s’ouvre, se verticalise, se fait dense. Le rocher n’est plus une pierre, mais un seuil ; l’eau n’est plus liquide, mais source ; le feu n’est plus chaleur, mais présence. Le sacré, dans cette perspective, n’est pas une catégorie de la religion, mais une catégorie de l’expérience humaine. Il ne renvoie pas forcément à Dieu, mais à une structure de perception : celle par laquelle le monde devient signifiant, vivant, vibrant.

Le double visage du sacré

Rudolf Otto, dans Le Sacré, forge la célèbre expression mysterium tremendum et fascinans : le sacré est à la fois ce qui effraie et ce qui attire. C’est une force qui brûle et illumine tout ensemble. On y entre avec respect, parfois avec terreur, toujours avec émotion. C’est pourquoi le sacré est ambigu : il peut donner la vie ou la reprendre, il peut sanctifier ou profaner. Les sacrifices anciens, les tabous, les rites d’initiation témoignent de cette tension : on s’approche du sacré comme d’un volcan, en sachant qu’il peut consumer.

Le monde moderne, croit-on souvent, aurait “désacralisé” l’existence. Mais le sacré, comme l’inconscient, ne disparaît jamais : il se déplace. Il habite nos écrans, nos stades, nos réseaux, nos passions collectives, toute scène où la foule vibre d’une énergie commune, d’un absolu retrouvé.

Le sacré comme lien et comme limite

Durkheim voyait dans le sacré le socle du vivre-ensemble : une manière de faire exister la société comme corps symbolique. Car ce qui est sacré, c’est aussi ce que nous refusons de détruire, l’enfant, la parole donnée, la terre, la mémoire. Ainsi, dans une perspective contemporaine, le sacré peut être compris comme la limite éthique du monde : ce qui résiste à la marchandisation et à la technicisation du vivant. Ivan Illich, déjà, parlait du besoin de “limites sacrées” pour que la vie garde sens, non comme interdits, mais comme zones d’inviolabilité. Ce que nous déclarons sacré, c’est ce que nous choisissons de protéger du calcul.

Aujourd’hui, le sacré pourrait redevenir l’un des noms du lien, à condition de le délivrer de ses dogmes et de ses violences. Il n’est plus nécessaire de l’associer à une transcendance verticale : le sacré peut se vivre dans la profondeur du vivant, dans la reconnaissance d’une présence qui nous dépasse sans nous dominer. Le philosophe Jean-Luc Nancy parlait d’un “sacré sans religion”, c’est-à-dire d’une intensité du monde, une manière d’habiter poétiquement la Terre. Peut-être est-ce là le défi de notre temps : retrouver le sens du sacré comme expérience d’altérité et de responsabilité, non dans les temples, mais dans les relations, les gestes, les paysages.

 

Conclusion : Du spirituel au sacré : la respiration du monde

À mesure que les sciences humaines ont disséqué le religieux pour mieux comprendre le spirituel, elles ont souvent oublié que, sous ces deux termes, bat un troisième cœur : celui du sacré. Le sacré n’est pas une catégorie du croire, mais une modalité du vivre, ce moment où le monde cesse d’être muet pour devenir présence, où l’humain reconnaît qu’il n’est pas le centre, mais un hôte parmi d’autres dans le grand tissu du réel. Si la spiritualité a traduit, dans l’histoire occidentale, le désir de reconquérir l’intériorité après la chute des certitudes religieuses, le sacré, lui, ne s’est jamais retiré. Il s’est métamorphosé. Il s’est glissé dans les marges : dans la ferveur des foules, la beauté d’un visage, la douleur d’un deuil, le silence d’une forêt. Le sacré est ce qui nous dépasse sans nous écraser, ce qui exige notre respect sans réclamer notre obéissance.

Redécouvrir le sacré aujourd’hui, c’est peut-être répondre au désenchantement du monde non par un retour à la religion, mais par une écologie du sens. C’est réapprendre à tracer des zones d’inviolabilité au cœur du vivant, à dire “non” à ce qui profane la vie en la réduisant à de la ressource, à redire “oui” à ce qui nous relie, la fragilité, la parole, la Terre. Ainsi, au-delà des distinctions entre spirituel, religieux et sacré, se dessine une continuité profonde : celle du souffle qui cherche à relier l’humain à plus vaste que lui. Le spirituel en est le mouvement, le religieux, la forme instituée, et le sacré, le battement primordial, l’étincelle qui fait tenir ensemble le monde visible et l’invisible.

 

Pour aller plus loins : d’une spiritualité à une humanité d’ouverture