Le troubadour et le saltimbanque sont deux figures emblématiques de la culture médiévale et pré-moderne, souvent évoquées pour leur rôle artistique et social à la marge des pouvoirs établis. Si le premier est traditionnellement associé à la poésie lyrique et à l’amour courtois, le second incarne une figure plus populaire, plus mobile et souvent plus subversive. Pourtant, ces deux personnages partagent bien des traits communs : leur rapport à la parole, au spectacle, au déplacement, mais aussi leur position critique vis-à-vis de l’ordre social.
Origines et contextes sociaux : entre aristocratie et peuple
Le troubadour émerge au XIIe siècle dans le sud de la France (en particulier en Occitanie)
Selon les travaux de Sarah Kay (1990) et William Paden (2000), les troubadours occupent une position ambivalente dans la société occitane : à la fois intégrés à la cour et marginaux par leur liberté de parole. Leur poésie devient ainsi un espace de tension, entre intégration culturelle et subversion implicite.
Dans ses tensos (joutes oratoires poétiques), le troubadour débat, souvent avec un autre poète, des sujets aussi variés que l’amour, l’honneur, la jalousie, mais aussi la corruption des élites, les contradictions de la chevalerie, ou les hypocrisies religieuses. Ces échanges sont autant de formes d’exercice critique qui préfigurent des modes de pensée dialogiques proches des traditions philosophiques socratiques.
Comme le souligne Paul Zumthor (1972), le troubadour ne se contente pas de chanter l’amour courtois ; il manie aussi la sirventés, un genre poétique satirique utilisé pour dénoncer les abus du pouvoir féodal, la lâcheté des seigneurs, ou l’immoralité du clergé. Le troubadour devient ainsi un penseur politique, dont la voix porte dans l’espace public aristocratique.
La parole du troubadour est marquée par une haute conscience de sa responsabilité éthique. Dans le système de l’amour courtois, le poète ne chante pas l’amour pour le simple plaisir, mais dans une dynamique de transformation morale, où l’amour est perçu comme force civilisatrice, en tension avec les normes viriles de la chevalerie guerrière.
Cette tension révèle une critique interne du système féodal : en valorisant la douceur, la fidélité, la subtilité, le troubadour propose un modèle alternatif de relations sociales, plus égalitaire dans ses affects, bien que toujours codifié. Il incarne, selon la perspective de Pierre Bourdieu (1979), un champ artistique en résistance, où le capital symbolique peut remettre en question les logiques dominantes du capital militaire et foncier.
Le saltimbanque, désigne un artiste de rue, un acrobate, jongleur ou bouffon, généralement issu de milieux plus modestes et évoluant dans l’espace public.
Le saltimbanque, figure ambulante de l’histoire culturelle occidentale, longtemps relégué aux marges de la société, incarne paradoxalement un regard perçant et critique sur les normes sociales et politiques. Tour à tour bouffon, jongleur, acteur forain ou mime, il est porteur d’une parole indirecte, souvent satirique, qui met en lumière les dysfonctionnements du monde qu’il traverse. Cet article propose d’analyser cette figure comme un observateur critique, en s’appuyant sur des travaux issus des sciences humaines et sociales (notamment ceux de Bakhtine, Foucault, Zarrilli et Glixon).
Historiquement, le saltimbanque est un exclu de la société des ordres. Il ne possède ni terre, ni droit politique, ni autorité religieuse. Les études historiques, notamment celles de Robert Mandrou (1975) et Natalie Zemon Davis (1987), montrent que ces artistes itinérants sont perçus avec méfiance par les pouvoirs établis : ils échappent à la fixité du territoire, à la régulation ecclésiastique et à la hiérarchie féodale.
Mais c’est précisément depuis cette position marginale que le saltimbanque peut exercer un regard critique. Il observe les villes, les foires, les rites, les croyances, et les détourne avec humour, satire et dérision. Ce détournement est souvent lu comme un contre-discours populaire, une mise en tension entre culture officielle et culture de l’oralité.
La pensée de Mikhaïl Bakhtine (1965) est essentielle pour comprendre le rôle critique du saltimbanque. Dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire, Bakhtine décrit le carnaval comme un moment de suspension temporaire de l’ordre établi, où les rôles sociaux sont inversés, où le roi devient bouffon, et le fou, roi. Le saltimbanque, par son jeu, incarne cette dynamique : il subvertit l’ordre symbolique à travers la parodie, la farce, et la gestualité grotesque.
Cette théâtralité subversive s’incarne notamment dans les traditions du théâtre de rue médiéval, de la commedia dell’arte ou encore des foires parisiennes du XVIIIe siècle. Le corps du saltimbanque devient un lieu de contestation : il se déforme, se transforme, défie les normes du langage et de la morale pour dévoiler les contradictions de l’ordre social.
Sous le masque de la légèreté, le saltimbanque déploie souvent une critique politique voilée. Dans ses formes classiques comme dans ses résurgences modernes, il dénonce l’hypocrisie des élites, les abus du pouvoir, les violences symboliques. Comme l’a montré Michel Foucault (1975) dans Surveiller et punir, les figures de l’errance — mendiants, fous, saltimbanques — sont progressivement marginalisées et normalisées dans le processus de disciplinarisation de la société moderne.
Mais tant que la parole du saltimbanque subsiste dans l’espace public, elle joue un rôle d’aiguillon critique. Le saltimbanque moderne — du clown politique aux performers de rue — prolonge cette tradition. Il introduit une forme de dissensus dans l’espace social, proche du « tiers théâtre » (Barba, 1984), entre théâtre institutionnel et expression populaire.
Une utopie poétique ?
Le troubadour construit, dans certaines de ses œuvres, un espace poétique utopique : un monde où l’amour, la justice et la parole vraie pourraient supplanter la violence, la corruption et la trahison. Dans cette perspective, il est proche d’un intellectuel organique, au sens gramscien, qui pense le changement depuis l’intérieur d’une structure oppressive.
L’utopie troubadouresque, même si elle reste souvent allégorique, n’est pas sans lien avec les mouvements de réforme religieuse ou sociale du XIIIe siècle (catharisme, franciscanisme). Elle témoigne d’un imaginaire politique latent, où la poésie devient vision d’un monde autre.
La figure du saltimbanque porte également une dimension utopique. Elle imagine un monde autre, non par le discours rationnel, mais par l’image, la performance et l’imaginaire. Comme le souligne Jean Duvignaud (1965), cette figure incarne une société en gestation, où les normes sont expérimentées, transgressées, réécrites dans le corps même de l’acteur.
Les travaux récents en études de la performance (Schechner, 2002 ; Zarrilli, 2013) insistent sur la dimension rituelle et politique du corps en scène. Le saltimbanque devient alors passeur d’expériences et révélateur d’invisibles sociaux : il rend visible ce qui est tu, dit ce qui ne peut être formulé autrement, à travers une esthétique du détour.
Héritages et mutations modernes
Ces deux figures ne disparaissent pas avec la fin du Moyen Âge. Elles se transforment. Le troubadour donne naissance aux poètes maudits, aux chansonniers, aux auteurs-compositeurs ; le saltimbanque se retrouve dans les clowns, les artistes de cirque, les comédiens ambulants, mais aussi dans les performeurs contemporains.
Leur mémoire commune reste vive dans la littérature et les arts. On pense à Baudelaire dans Le Spleen de Paris, qui fait du saltimbanque un symbole de l’artiste solitaire et sublime. On pense aussi à la figure du chanteur engagé, moderne troubadour, ou à celle du bouffon shakespearien, héritier direct des deux.
Conclusion : deux visages d’une même résistance poétique
Le troubadour et le saltimbanque sont moins deux figures opposées que deux facettes d’une même posture poétique et sociale : celle d’un artiste en marge, libre dans sa parole, et mobile dans son corps. L’un, plus noble, joue avec les codes de la courtoisie et de la satire politique ; l’autre, plus populaire, use du rire et du geste pour déstabiliser les normes. Tous deux participent à une tradition de la dissidence artistique, à la fois critique, joyeuse et profondément humaine.