Apprendre à être dans la bienveillance et la douceur

Le concept est à la mode et pourtant la bienveillance ne semble pas réunir que des partisans dans les organisations. Bien sûr, personne ne conteste une initiative positive et respectueuse des autres. On admet volontiers la bienveillance comme un prérequis de civilité, une politesse aimable. Mais ce côté « gentillet » un peu fade, ce sirop affable ne convainc pas toujours. « Cessez d’être gentils, soyez vrais » clame le psychothérapeute Thomas d’Ansembourg. C’est effectivement l’objection que l’on oppose le plus généralement à la bienveillance : avec elle, on chercherait le consensus, alors que les organisations ont un besoin criant de lucidité pour voir ce qui ne va pas, et de courage pour le dire et le faire accepter. Ce type d’arguments est recevable, cependant la bienveillance a pour elle au moins trois raisons.

À la source de la confiance

Je définis la bienveillance comme la disposition par laquelle on témoigne aux autres qu’on cherche leur bien par des paroles et par des actes, de telle sorte qu’ils puissent l’éprouver et en ressentir de la gratitude. Premier pas vers une coopération réussie, la bienveillance est la source de la confiance. Personne n’a jamais dit que la bienveillance refuse l’opposition. Il arrive en effet que la personne bienveillante ait besoin de s’opposer, parce que le bien visé n’est pas forcément compris ni accepté. La véritable bienveillance n’est pas frileuse : elle sait se montrer combative s’il le faut. A contrario, une bienveillance inoffensive peut se révéler une forme de démission. Si la bienveillance vise un bien difficile, alors viendra forcément le moment de s’exposer pour le défendre.

 

Savoir remettre les compteurs à zéro

La bienveillance est indulgence. Elle préfère les personnes plutôt que leurs erreurs. Savoir remettre les compteurs à zéro quand la relation s’est détériorée. La bienveillance est cette capacité à renouveler sa confiance par un surplus de bon vouloir manifesté par des paroles et des actes : le silence entretient la rancune et le désespoir. Parfois, il suffit d’une parole bienveillante bien sentie pour débloquer une situation, et renouer une relation qu’on croyait défaite. « Pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner », dit Marcel Pagnol dans le Temps des amours. C’est la fine pointe de la vraie bienveillance : ne pas rester une intention (dont paraît-il l’enfer serait pavé) mais devenir effective. Une bienveillance active en somme, où le bien vouloir se transforme en bien faire.

 

S’offrir le bonheur d’être gentil

Quel bonheur quand on peut rendre quelqu’un heureux avec des petits gestes. Même s’il peut sembler sans importance, un geste de gentillesse est toujours le reflet d’un service que l’on rend à quelqu’un. C’est l’attitude de celui qui veut vivre dans l’amour, avec gratitude et générosité. En étant gentil, on s’offre la joie de répondre aux besoins d’une autre personne. On met ces besoins au-dessus de ses propres besoins. Et la rencontre prend un autre aspect. Dire des choses agréables aux autres, être bon avec autrui et avec nous-mêmes, cela s’apprend. Pour cela, il faut laisser aller notre cœur, tout simplement.

 


 

4 règles pour mettre de la bienveillance dans une discussion.

Dans son livre Intuition Pumps and Other Tools for Thinking (que l’on pourrait grossièrement traduire comme « Distributeurs d’intuition et autres outils pour la réflexion »), le philosophe américain Daniel Dennett (qui a souvent été désigné comme « le Bertrand Russell de notre époque ») développe ce que lui-même appelle « le meilleur antidote contre notre tendance à caricaturer notre adversaire ». Ses idées sont inspirées des quatre règles, originellement exposées par le psychologue Anatol Rapoport sur la théorie et la sociologie du jeu. D’après la critique de Maria Popova postée sur son fameux blog Brain Pickings, Daniel Dennett nous en offre une synthèse magistrale.

 

Comment rédiger un commentaire critique réussi :

  • Vous devez tenter d’exposer la position que vous avancez de la manière la plus claire et juste possible, de telle sorte que votre opposant ne puisse faire autrement que de vous dire « merci, j’aurais aimé formuler mes propres idées aussi clairement que vous ».
  • Il vous faut faire la liste des points sur lesquels vous êtes d’accords, tout particulièrement, s’il s’agit d’une discussion où il n’existe aucun accord tacite ou général.
  • Il vous faut exprimer toute chose que vous ayez apprise de votre opposant.
  • C’est seulement ensuite qu’il vous sera permis d’exprimer une quelconque critique ou réfutation.

 


 

Pour nourrir et construire la bienveillance, la douceur y est primordiale.

 

Une vertu tournée vers l’autre

Saint Thomas d’Aquin en parle lorsqu’il étudie la vertu de tempérance et la définit comme mansuétude, ce pare-feu contre les braises de la colère comme passion. Cette douceur n’est pas simplement un remède contre quelque chose de mauvais, ce qui demeurerait une arme contre l’irascible à conquérir. Elle est aussi la qualité de celui qui, sans se lasser, fait preuve de délicatesse envers les autres. Aussi ne surgit-elle point comme un bon diable de sa boîte uniquement en période de tension ou de crise. Comme toute vertu, elle est un équilibre, celui entre la mollesse et la violence. Il serait bon de nous en souvenir, dans la vie familiale et relationnelle, mais encore dans la vie politique et sociale. Bien des décisions nécessaires et douloureuses peuvent être prises par douceur, évitant ainsi les pièges de la démission et de l’irascibilité. La douceur est ce qui met à mal les habitudes perverses du monde qui ne vit que par l’orgueil. Chacun est appelé à devenir ce doux et à recevoir en héritage la paix et la quiétude. Le doux n’est pas ni une personne accommodante ni un lâche ni une personne faible qui trouverait une « morale de fortune pour éviter les ennuis ». C’est une personne ayant appris à défendre la paix, et cherchant à préserver la beauté, l’adelphité , la confiance, l’espérance.

 

Comment reconnaître la douceur ?

Par la volonté, on peut devenir calme. Pas doux. Car la douceur ne joue pas les faux-semblants, elle est la manifestation de notre état intérieur, « l’élargissement de notre être », ajoute Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste*. Si elle n’est pas incarnée, cette perle sacrée est vide de toute substance. « Une caresse peut transporter de l’agressivité, contenir du mal-être ». C’est un feu d’artifice d’émotions mêlées à des sensations. La douceur est enveloppante, moelleuse, irradiante, fondante. Elle est plénitude. « Elle connecte notre corps d’adulte à notre corps de nourrisson mais aussi au monde utérin », observe Anne Dufourmantelle. Le toucher n’est pas sa seule voie. Elle se manifeste aussi par un regard, une posture, une intonation, une attention. Si, d’après la psychanalyste, on ne peut pas la décorporiser, elle se manifeste là où elle est autorisée. Marc est plutôt accolade que câlin avec ses enfants. Dans l’éducation qu’il a reçue, le toucher était proscrit. Pas assez viril. Il se sent doux quand il leur raconte une histoire ou quand il les emmène à la pêche. Et si la douceur naissait de la caresse ou de la situation elle-même ? La douceur est une façon de regarder le monde et de parvenir à s’y ajuster.

 

Pourquoi sommes-nous inégaux devant la douceur ?

En accédant à la douceur, Valérie imagine qu’elle perdrait sa « forte personnalité », son côté « battant », son identité-même. Comment être dans la douceur tout en restant protégé ? Dans ce monde de performances, où nous sommes sur tous les fronts, n’est-elle pas inadéquate, voir un handicap ? Au contraire. ‘’La douceur, c’est la  plénitude de la force’’, pour reprendre Alphonse Gratry, prêtre et philosophe. La douceur est puissante car elle est désarmante. Elle apaise celui qui la donne, adoucit celui qui la reçoit. Difficile d’incarner la douceur quand on a l’impression de ne pas l’avoir reçue en héritage, d’une mère, d’un grand-père ou d’une nounou. Pourtant, elle existe en chacun de nous. L’enfant est porteur d’un « noyau sain » dès les premiers instants de la vie. C’est dans son histoire, quand les obstacles à exprimer ses élans sont trop nombreux, qu’il se coupe et se durcit pour protéger le « doux » et le « fragile ». « Petit à petit, le noyau vivant se cache derrière des couches de protection émotionnelle (je ne sais plus pleurer) et corporelle (j’ai le thorax bloqué). Ces ‘’armures’’ servent de protection en situation de survie. Mais elles deviennent prison quand on veut les déposer. On n’en a plus besoin mais elles persistent en lien avec une souffrance profonde  ».

 

Comment recontacter  notre douceur ?

Recontacter cette douceur primaire, rouvrir cette partie enfouie au plus profond de soi, passe alors par le lâcher-prise et l’acceptation d’une certaine vulnérabilité. Ça suppose l’abandon. Comment préserver cette douceur émergente ? En l’accueillant quand elle survient. En la nourrissant. En lui laissant l’espace et la respiration dont elle a besoin. En lui offrant la lenteur. « Pour moi, la douceur est présente quand je suis dans l’instant, en communion avec la pulsation du vivant et en lien avec ce qui m’entoure », confie une personne. Pour une autre c’est « une forme de sérénité intérieure, de plaisir à être soi et à sa place ». Ce que Freud appelait le ‘’sentiment océanique’’, « cette expérience de joie intime, ce moment de grâce qui nous dépasse ». Cela suppose d’être « en amitié avec son corps et de le relier avec l’émotion et la pensée » préconise Anne Dufourmantelle. La méditation de pleine conscience est un chemin de retrouvaille, le seau qui permet de puiser au fond de soi l’eau pure et régénérant. De s’éveiller à soi-même ». Au fond peut-être que se reconnecter avec sa douceur, c’est aussi se reconnecter avec sa sécurité intérieure.


 

La douceur imprègne toute notre existence, ceci malgré la violence, le mal qui défigurent le vivant. La douceur de vivre préférable à la fureur de vivre, n’appartient qu’aux doux, non pas aux mous et aux lâches mais à ceux qui embrassent d’abord l’enchantement de vivre plutôt que ses plaisirs personnels. Il suffit parfois d’une unique douceur dans toute une vie pour lui donner un sens, comme le Petit Prince de Saint-Exupéry dans la solitude de sa planète contemplant les couchers de soleil. Même le retors politique, décrit dans Le Prince de Machiavel, doit plutôt gouverner par la justice et la douceur que par la violence et la barbarie. La douceur emporte ce que la colère et l’impatience perdent.

 

Source :

Anne Dufourmantelle  ‘’Puissance de la douceur’’ (2013, Payot)

 

“Mieux vaut être violent, lorsque la violence emplie notre cœur, plutôt que de revêtir le manteau de la non-violence pour dissimuler notre impuissance. Mais je m’oppose à la violence, car lorsqu’elle semble engendrer le bien, le bien qui en résulte est toujours transitoire tandis que le mal produit est permanent.” Gandhi.

 

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