La modernité a été une nouvelle dynamique dans l’histoire de la philosophie occidentale, surtout en Europe occidentale et en Amérique du Nord, du 17e au 19e siècle. Les philosophes des Lumières ont marqué la période moderne avec l’apparition de l’empirisme, du rationalisme, ainsi que la révolution historique de la métaphysique, de l’épistémologie et de l’éthique occidentales. Comme le montre Serge Latouche, quel que soit l’endroit où vous partirez en vacances, vous avez de grandes chances de trouver les mêmes concepts culturels communs, qui correspondent à la culture occidentale. Celle-ci est bien plus complexe qu’une simple culture, c’est une façon de concevoir le monde, de le « comprendre » de s’imbriquer dans les autres cultures et d’en métamorphoser leurs essences.
L’aube moderne : la promesse d’un monde maîtrisé
La modernité fut, pour l’Occident, une brèche dans le tissu du temps, une onde de choc philosophique et spirituelle qui, du XVIIᵉ au XIXᵉ siècle, redessina les contours du réel. L’Europe et l’Amérique du Nord en furent les laboratoires : les Lumières y inventèrent un nouvel art de penser fondé sur la raison, l’expérience, et la promesse d’un monde enfin délivré des ténèbres du mythe. Empirisme, rationalisme, métaphysique réinventée : le monde s’ouvrait à la certitude que l’homme, armé de la science, pouvait devenir le démiurge de son propre destin.
Comme l’a montré Serge Latouche, cette rationalité conquérante ne fut pas seulement un style de pensée : elle fut un climat, une manière de respirer le monde. Où qu’on parte en voyage, on y trouvera partout les mêmes signes, les mêmes architectures mentales : la logique de la croissance, l’idée de progrès, la foi dans la technique. Car la culture occidentale n’est pas une culture parmi d’autres : elle est un mode d’être au monde, une grammaire universalisante qui se mêle aux autres pour les métamorphoser de l’intérieur, parfois jusqu’à les effacer.
L’historicité : la société comme invention d’elle-même
Penser la société, c’est penser son historicité, c’est-à-dire sa capacité à se produire et se raconter dans le temps. Chaque époque engendre ses formes symboliques, ses institutions, ses valeurs. Trois forces structurent ce mouvement permanent :
- le capital symbolique, c’est-à-dire les modes de connaissance et les récits qui donnent sens ;
- le capital culturel ou politique, soit l’orientation collective, le modèle de société désiré ;
- le capital économique, enfin, qui organise la répartition du pouvoir matériel.
Mais quand ces trois sphères, savoir, culture, richesse, sont capturées par une seule classe, l’historicité devient propriété privée. Le conflit social naît alors du refus de cette confiscation. Les acteurs sociaux se forment autour d’horizons de lutte communs : d’abord simples foyers de résistance, ils peuvent devenir mouvements sociaux, porteurs d’un changement de civilisation. Tout mouvement véritable se définit par trois principes :
- identité : qui sommes-nous à combattre ?
- opposition : qui est l’adversaire ?
- totalité : pourquoi lutter ? quelle vision du monde défendons-nous ?
Ainsi se rejoue sans cesse le grand drame de la modernité : la tension entre la maîtrise et la liberté, entre l’ordre établi et l’élan créateur des peuples.
Le désenchantement du monde
Avec Descartes et les philosophes des Lumières, le sujet moderne rompt avec le cosmos. Le « je pense » inaugure un monde séparé : la conscience d’un côté, la matière de l’autre. Le rêve humaniste devient instrument : connaître pour dominer. La raison, devenue religion d’État, chasse le mythe, l’imaginaire et la foi hors du champ légitime du savoir. De là naît l’utopie rationnelle : un monde parfait, ordonné selon les lois de la logique, où la science devient la nouvelle théologie. Les Lumières ne visent pas seulement la liberté politique, mais l’organisation scientifique de l’humanité. L’homme devient une mécanique parmi les mécaniques, et la société une physique sociale. C’est ici qu’apparaît l’utilitarisme : ce qui n’est pas utile doit disparaître. L’âme se réduit à fonction. Ce paradigme sacrificiel, hérité de Comte et du positivisme, érige la Science en culte du salut terrestre. L’État, la technique et le progrès deviennent les nouveaux dieux. Ainsi la modernité s’étend, colonisant non seulement les territoires, mais les imaginaires, imposant son rationalisme comme mesure universelle du vrai.
L’un des leitmotivs de la modernité fut : transformer la vie. Il ne s’agissait plus de s’adapter au monde, mais de le refaçonner et, ce faisant, de recréer l’homme lui-même. Cette transformation supposait que la vie vécue jusqu’alors n’était qu’une illusion, une version inachevée de l’existence. La modernité se voulait rédemptrice : libérer l’humanité des entraves, même contre elle. Mais ce rêve rédempteur contenait un paradoxe tragique : la promesse du bonheur justifiait le sacrifice du présent. Au nom du futur, on sacrifiait les hommes. L’histoire devenait champ de bataille pour la Raison.
La cassure ontologique : la postmodernité comme désillusion
Le XXᵉ siècle a vu s’effondrer la grande tour de Babel rationaliste, cette construction d’esprit où l’on croyait que la science, la technique et l’ordre logique suffiraient à bâtir le paradis terrestre. Mais cette tour s’est écroulée sur ses propres fondations. Car la raison, en prétendant éclairer le monde, a parfois servi à mieux y organiser la nuit.
Les deux guerres mondiales, et plus encore les totalitarismes du siècle, ont révélé l’envers du rêve moderne : le pouvoir de la rationalité appliquée au mal. Le nazisme comme le stalinisme ne furent pas des délires irrationnels, mais bien des rationalismes extrêmes : des systèmes planifiés, scientifiquement administrés, dont la logique interne était d’une précision glaciale. C’est ce paradoxe tragique qui brise à jamais la foi en la raison comme force salvatrice.
Le nazisme a fait de la science un instrument de « purification ». Les biologistes, les médecins, les ingénieurs y ont prêté leur concours : ils ont mesuré les crânes, classé les races, rationalisé la mort. Le génocide ne fut pas un déchaînement d’irrationalité barbare : il fut une entreprise bureaucratique, méthodique, instrumentale. Les camps d’extermination étaient organisés selon une logique d’efficacité. La machine administrative, celle-là même qui incarne l’idéal de rationalisation de Max Weber, devint machine à tuer. Auschwitz, c’est la raison sans éthique, la logique sans âme, la technique sans finalité humaine. C’est la science détachée de la sagesse, devenue science de la mort. De l’autre côté, le stalinisme appliqua au social le même principe mécaniste : l’Histoire fut conçue comme une équation à résoudre, où les hommes pouvaient être sacrifiés au nom du futur radieux. Le marxisme, en se figeant dans le dogme, devint un positivisme historique. La révolution, science de la transformation du réel, devint technologie du pouvoir. Planification, calcul, contrôle : la raison servait à organiser la terreur avec la rigueur d’un ingénieur social. Les goulags furent les laboratoires d’une utopie rationalisée jusqu’à l’inhumain.
Ainsi, les totalitarismes ont inversé le rêve des Lumières. Ce qui devait libérer, la science, la raison, la maîtrise du monde, est devenu outil d’asservissement. L’utopie rationnelle s’est muée en dystopie bureaucratique. L’homme calculé a remplacé l’homme pensant. La promesse de bonheur universel s’est dissoute dans le sang des peuples. La rationalité, lorsqu’elle ne s’appuie plus sur le sens ni sur la conscience de la limite, devient folle d’elle-même. Elle ne connaît plus d’autre mesure que sa propre cohérence, et confond le vrai avec l’efficace. Ce basculement a profondément marqué la conscience occidentale : il a détruit la croyance que la science, à elle seule, pouvait être un horizon moral.
C’est à ce moment-là que s’effondre le mythe moderne de la vérité unique. La raison ne parle plus au nom de l’humanité, mais au nom de ses appareils. L’universalisme rationaliste se décompose en fragments : le savoir devient marchandise, la vérité, opinion. La postmodernité naît précisément de ce désenchantement, de cette blessure historique infligée au cœur même de la modernité. Après Auschwitz et le Goulag, nul ne peut plus croire à l’innocence de la raison. Ce que les penseurs de la modernité avaient conçu comme promesse d’émancipation s’est retourné contre l’homme lui-même. La science, en se faisant servante du pouvoir, a révélé son ambivalence fondamentale : elle n’est ni bonne ni mauvaise, mais puissance disponible. Et la modernité, qui s’imaginait maîtresse de la nature, s’est découverte esclave de sa propre création.
La postmodernité surgit alors comme un réflexe de survie : le refus des grands récits totalisants, la méfiance envers la Vérité majuscule, la reconnaissance de la pluralité des voix et des mondes possibles. Ce n’est plus la Raison qui guide l’humanité, mais la conscience douloureuse de ses excès. Le désenchantement du monde n’est pas la fin de la pensée : c’est sa mutation. L’intelligence n’est plus une lumière souveraine, mais une flamme fragile dans le vent du réel. Le postmodernisme se fait critique du rapport moderne à la vérité : il célèbre la pluralité des voix, la fin des certitudes, le droit au doute. Là où la modernité voulait l’unité, la postmodernité revendique la fragmentation. Là où la raison voulait ordonner, la sensibilité se réinvente. C’est une mutation aussi radicale que celle qui sépara jadis le Moyen Âge du monde moderne : le passage du monde clos au cosmos infini, puis du cosmos rationnel au monde incertain.
Trois sources de la déconstruction moderne
L’effondrement du déterminisme moderne s’est accompagné de trois secousses majeures :
- La psychanalyse, avec Freud, révéla l’inconscient comme force obscure sous la raison. L’homme n’est pas maître en sa demeure.
- La physique quantique, avec Einstein, remit en cause le principe de causalité : le réel est incertain, flou, probabiliste. Dieu, peut-être, joue aux dés.
- Le marxisme, enfin, tenta une émancipation politique totale, mais se heurta à son propre déterminisme historique.
Ces trois courants ont fissuré l’idée d’un monde unifié et transparent. Ils ont réintroduit l’énigme, le hasard, l’inachevé, autant d’éléments refoulés par la modernité.
Réactions et dérives : entre restauration et résignation
Face à cette mutation, deux réactions majeures émergent. D’un côté, les discours restaurateurs : intégrismes religieux, fascismes, nostalgies autoritaires. Ils veulent revenir à un ordre prétendument naturel, refusant le vertige de la complexité. Ils gardent de la modernité la passion et la volonté, mais rejettent sa raison. De l’autre, les discours postmodernes, qui, au nom du scepticisme, abandonnent toute utopie. Ayant vu les ravages des totalités modernes, ils renoncent à tout horizon commun. Leur devise implicite : il n’y a plus d’avenir, seulement un présent perpétuel à gérer. C’est ainsi que la Res publica est devenue Res technica. La politique se réduit à la gestion, la vie à la procédure, le citoyen à un spectateur de catastrophes médiatisées. La technique règne là où régnait autrefois le sens.
La suite ici :
Analyse rapide de la postmodernité
des réflexions complémentaires :
Analyse du nouvel individu contemporain
Penser le présent, pour construire l’avenir : une réflexion du changement