L’air du temps semble saturé d’une fatigue politique : désintérêt croissant, abstention record, sarcasme collectif face aux promesses d’un monde meilleur. Pourtant, je ne crois pas à l’indifférence réelle des peuples. Ce n’est pas la passion politique qui s’est éteinte, mais la croyance en sa propre capacité à infléchir le cours des choses. Ce que l’on nomme « apathie » n’est souvent que le masque d’une douleur plus profonde : celle d’une impuissance intériorisée, d’un sentiment d’exclusion du champ des possibles. Les individus ne se détournent pas du monde par cynisme, mais pour se protéger d’une angoisse : celle de ne plus savoir comment agir, ni où poser leurs gestes dans un monde qui semble s’écrire sans eux.

 

Redonner la puissance d’agir, selon la belle formule de Spinoza, suppose alors d’ancrer l’action dans une problématique qui résonne avec l’être, qui parle à la chair et à l’expérience vécue. Car l’abstraction éloigne : quand la parole politique se déconnecte du réel, elle se vide de sens. C’est le gouffre entre les discours des élites et les vies ordinaires qui nourrit la sidération. Pour guérir cette fracture, il faut cesser de penser la politique comme une direction unique, un chemin vers la « fin de l’Histoire », pour la retrouver comme un processus vivant, mouvant, conflictuel et créatif. Ainsi s’esquissent trois axes pour repenser le changement :

  1. Se transformer soi-même pour transformer le monde.
  2. Recréer du lien social par des actions locales et solidaires.
  3. Repenser la totalité du monde dans une vision systémique et compossible.

 

Pour pouvoir évoluer, il est important de voir la politique, non comme une direction vers une solution (l’époque d’une humanité affranchie), une fin de l’histoire, mais comme un processus dynamique en mutation constante.

 

Changer le monde commence par se changer soi-même

La première révolution est intérieure. Nos représentations du monde, nos cadres mentaux et nos imaginaires collectifs conditionnent l’ensemble de nos actions, qu’elles soient militantes, sociales ou simplement humaines. Tant que ces structures invisibles demeurent inchangées, aucune transformation durable ne peut advenir. Comprendre les barrières mentales qui nous ont menés à cet état du monde, c’est déjà entrouvrir la porte d’un autre possible.

Mais ce travail est lent, souterrain, presque invisible. Il demande de la patience et de la lucidité. Car notre société, sous ses apparences de liberté, fonctionne par auto-enchaînement. L’exemple est parlant : nous dénonçons la dérive sécuritaire, tout en livrant nos existences entières aux réseaux numériques, traçant chaque geste, chaque désir. Nous redoutons le « Big Brother », mais nous l’avons rendu inutile : le « Big Data » est plus efficace, et nous en sommes les collaborateurs enthousiastes. Il ne s’agit pas d’accuser, mais de comprendre : nos comportements sont les reflets d’un imaginaire social qui nous dépasse. Le changement commence donc par un décentrement : apprendre à penser hors du cadre, à regarder autrement ce que nous tenions pour évident. Or ce cadre est marqué par deux maladies contemporaines : l’individualisme et l’utilitarisme. Nous célébrons la différence, mais avons oublié le socle commun qui rend la différence possible. Car s’il n’existe plus de point d’ancrage partagé, tout se dissout dans le flux. À force de tout relativiser, nous perdons ce qui permet de tenir ensemble : un monde commun. L’avenir ne se construira pas sur des fragments, mais sur une pluralité enracinée dans une trame commune du sens.

Recréer la société depuis le local

Changer le monde ne se décrète pas, cela se pratique. Les micro-communautés d’entraide, jardins partagés, coopératives, écoles libres, habitats collectifs, monnaies locales, ne sont pas de simples utopies à petite échelle : elles sont les laboratoires d’un monde à venir. C’est dans ces interstices du système que s’inventent les nouvelles formes de résistance et d’espérance. Mais la solidarité ne consiste pas seulement à réparer les dégâts d’un système inégalitaire. Lutter pour l’intégration des « sans » (sans abri, sans papiers, sans emploi, sans utilité sociale) n’a de sens que si l’on ne se contente pas de réclamer une place dans le système, mais qu’on ose en imaginer hors-cadre. Car revendiquer les biens du système, c’est souvent en renforcer la légitimité : on finit par désirer ce qu’il propose, au lieu d’inventer d’autres horizons.

Les mouvements de ceux « sans place » montrent pourtant une vérité essentielle : le système n’est pas extensible à tous. Ils révèlent la limite d’un monde clos sur lui-même. Leur simple existence indique que ce qu’on nomme « le monde » n’est qu’une portion du réel. À nous d’ouvrir l’autre portion : celle du désirable, du vivable, du solidaire. Les alternatives locales ne sont donc pas des refuges, mais des germes d’un autre imaginaire collectif. Quand des femmes et des hommes expérimentent ensemble d’autres manières de produire, d’éduquer, de construire, ils modifient le réel, et ce réel transformé attire à lui ceux qui s’en croyaient exclus.

Penser le monde autrement : une approche systémique et compossible

Enfin, toute transformation durable suppose une vision globale. Le problème du monde contemporain n’est pas seulement moral, il est structurel. Comment éviter qu’une infime minorité s’approprie les richesses de la planète ? La réponse ne viendra pas d’un slogan, mais d’une patiente intelligence collective, capable de débattre, de confronter, de relier.

Il faut sortir du discours purement idéologique, souvent abstrait et déconnecté de l’expérience vécue. On ne convainc pas en promettant un monde hypothétique où tout irait mieux, mais en partant du réel de ceux à qui l’on parle. Les grandes théories ne suffisent plus : seule la rencontre entre l’idéal et le concret, entre la pensée et le terrain, peut engendrer une transformation profonde. Pour cela, il faut multiplier les espaces de dialogue : assemblées populaires, cercles citoyens, lieux de controverse où la parole retrouve sa dignité. C’est là que l’utopie rencontre le réel, et que le réel s’ouvre à l’utopie. Encore faut-il distinguer le possible du compossible, selon Leibniz : tout n’est pas compatible avec les lois du vivant ni avec les cultures humaines. Le rêve doit s’enraciner dans la matière, faute de quoi il devient dystopie. L’imagination, pour être féconde, doit apprendre à dialoguer avec les limites du monde.

Conclusion : du Je au Nous

Bienvenue dans le XXIᵉ siècle : un temps pressé, avide, impatient. Nous voulons tout, tout de suite. Mais la révolution, la vraie, demande lenteur et maturation. Changer le monde n’est pas une opération marketing : c’est un travail de sédimentation, de discernement et de patience.

La colère des peuples, qu’on pense aux indignés, aux gilets jaunes, aux mouvements écologistes, a déjà révélé un désaccord profond avec l’ordre établi. Mais l’indignation ne suffit pas : elle doit se muer en construction collective. Comme l’écrivait Camus, la révolte véritable ne s’arrête pas au « non » : elle dit aussi « oui » à la vie, à la communauté, à l’avenir. Passer du je au nous, du refus à la création, voilà le chantier qui s’ouvre devant nous.

Entre le réel et l’imaginaire, il nous reste à retrouver l’enchantement du faire ensemble. Le cadre social, nécessaire à toute construction, ne doit pas devenir une prison. Qu’il soit souple, élastique, respirant, capable d’accueillir les mutations du vivant. Alors seulement, la politique redeviendra ce qu’elle aurait toujours dû être : une poétique du monde en devenir.

 

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