La vision du bonheur néolibéral (par Roland Gori)

 

Le bonheur a actuellement la côte dans le champ de l’édition scientifique et grand public… Revues diverses et médias de masses s’emparent du bonheur : Voilà un thème lucratif qui fait grand bruit ! Mais au-delà de l’idéologie dominante, n’est-il pas tant de se demander ce que cache véritablement la “positive thinking” entretenue par le système consumériste ?

 

La psychologie positive, renouant avec les délices de l’autogestion et de la méthode Coué, retrouve ici une deuxième jeunesse. Elle nous prescrit de chasser les pensées tristes et de ressasser les jours heureux. Nul doute qu’en haut lieu on s’adonne joyeusement à cette méthode, psalmodiant tous les jours le retour d’une croissance, cette belle arlésienne qui fait d’autant plus de bruit qu’elle a disparue. C’est que le bonheur est devenu depuis la fin du XVIIIe siècle “un facteur de la politique”, et que rares sont les Constitutions révolutionnaires qui ne l’inscrivirent pas dans leurs principes. Depuis qu’aux dires de Saint Just “le bonheur est une idée neuve en Europe” les gouvernants n’ont eu de cesse de justifier leur politique en son nom.

À partir du moment où le sort de chacun n’est plus le lot de la Providence divine, le citoyen sorti de l’état de minorité et de tutelle se doit de prendre en main son destin. À condition que le Gouvernement l’aide dans cette rude tâche, il pourra vivre son Paradis sur terre et avec ses concitoyens.

 Après une période qui a vu le bonheur confondu avec l’hédonisme de masse, les délices de la société de la marchandise et du spectacle, gavant toutes les attentes et tous les espoirs de biens matériels et divertissants, tendus vers leur amélioration constante dans la promesse des lendemains qui chantent, une santé pour tous en l’an 2000, la propriété pour chacun, l’embourgeoisement continu des classes laborieuses et l’ascenseur social dans le cartable de tous les écoliers, retraites et vacances incluses, il nous faut déchanter.

Après le déclin des discours d’émancipation politique et sociale qui s’est matérialisée par la chute du mur de Berlin, ouvrant au marché planétaire le succès que l’on connaît, sur les marchés comme dans les esprits, c’est aujourd’hui la croissance qui fout le camp. Cette crise économique devient une crise politique puisque c’est au nom du bonheur des peuples que le politique prétend gouverner !

C’est au nom de ce devoir de faire le bonheur de ses concitoyens que les gouvernants assurent à chaque citoyen une place, une fonction et un rôle social correspondants à ses mérites et à ses besoins, lui évitant la misère sociale et celle de ceux qu’il a en charge. Lorsque les jouissances matérielles se font plus rares, le pouvoir se rabat sur la promesse de “sécurité” qui a toujours constitué le masque du bonheur lorsque celui-ci tend à se réduire comme peau de chagrin.

Aujourd’hui, l’exemple qui nous est offert est la chose même : le progrès social laisse sa place à la volonté de lutter contre les délinquances et les incivilités. À défaut de pouvoir rendre les citoyens heureux, le pouvoir leur promet de les protéger, non de la misère, elle est déjà là, mais des plus miséreux qu’eux. Le champ des pratiques professionnelles chargées de prendre en charge les souffrances psychiques et sociales, psy, travailleurs sociaux, rééducateurs de toutes sortes, se trouve remodelé de fond en comble par cette “pensée du risque”. On ne soigne plus, on participe à l’hygiène publique du corps social en évaluant les probabilités de voir réapparaitre des comportements indésirables.

 

la faillite du récit, le désaveu de la parole…

Il y a cet article bien connu de Walter Benjamin, « le Conteur», sur le fait que nous ne sommes plus capables de raconter des histoires car, écrit-il, «le cours de l’expérience a chuté et il sombre indéfiniment».  Si vous prenez par exemple la clinique à l’hôpital, la pédagogie, la vie professionnelle en entreprise, vous voyez que ce qui vient à la place de l’expérience, c’est l’information. Nous avons de même remplacé le dialogue par le communiqué. Mais l’information n’a de valeur qu’au moment où elle est nouvelle, où elle émerge et par conséquent, elle annule le temps. En termes psychanalytiques, on dirait que c’est la dimension maniaque qui vise à dénier la dimension dépressive.

C’est maniaque au sens d’une fuite en avant pour ne pas prendre conscience de sa condition tragique, de sa finitude, mais aussi obsessionnel, au sens où la vie devient un mode d’emploi, on segmente les actes de la vie ordinaire comme on organise et rationalise le travail. L’obsessionnel a l’éternité devant lui, ça se répète et, par la répétition même, il tue tout ce qui est vivant, désir, tout ce qui pourrait être innovation, création, etc. Nous répudions la mort, mais nous nous identifions à l’inanimé. Avec, autour de cette inanition subjective, quelque chose de l’ordre de l’agitation, de la manie sociale, qui nous pousse à fuir.

désir et imagination ont-elles un potentiel subversif, dans notre société de spectacle et de consommation ?

Le désir n’est pas l’envie ou le caprice. Le désir naît d’un manque qui ne se laisse saturer par aucun objet, personne ou symbole. Il pousse à créer sans cesse, à inventer la vie sans la réduire à la répétition du passé ou aux conformismes des modes d’emploi. Il nous pousse à imaginer. Un individu ou une société qui méprise la fiction se condamne au mensonge. C’est la raison pour laquelle il n’y aura pas d’émancipation politique sans émancipation culturelle. Le jeu, la poésie, l’amour sont inutiles en apparence mais essentiels. Notre civilisation technicienne, en confondant le jeu avec le divertissement et le futile, en méprisant les fictions de la culture et de l’imagination, participe à la chosification de l’humain et de la nature. C’est une authentique catastrophe écologique qui finit par détruire l’environnement symbolique autant que celui de la nature.

Or comme nous l’explique Olivier Chambon, nous possédons en nous, comme entrelacés, deux grands systèmes d’appréhensions du réel. Le premier est de nature objectivante et cherche, précisément, à décrypter les signes du vivant d’une manière univoque. Par exemple, le langage scientifique est par nature de type sémiologique, tout comme celui des mathématiques. Le second grand système est de nature symbolique. Nous sortons ici d’une logique binaire (1=1) pour entrer dans un univers de la multiplicité du sens, ce que les spécialistes nomment la polysémie. Sous ce terme barbare se trouve la différence entre un signe qui n’a qu’une représentation et un symbole qui renvoie à une multitude de sens possible. La conséquence de cet état de fait est que le langage symbolique est un langage des multiples, de l’innarété et de l’incertain, mais aussi celui d’une multidimensionnalité plus en phase souvent avec la complexité du vivant.

Tout se passe comme si nos dispositifs de civilisation incitaient à écarter la culpabilité au profit de la dépendance, à la rationalité technique en particulier. On devient dépendant paradoxalement pour installer une autarcie qui nous protège de l’érosion produite par le rapport à l’autre. Parce que l’autre altère dans la relation. Il est ce qui vient à la place du manque mais il est aussi ce qui révèle l’existence du manque. 

 

 La technique est venue remplacer l’éthique.

Le professionnel comme l'”usager” sont ils encore des citoyens ? La machinerie des protocoles, des règles de bonne conduite, de la standardisation et du benchmarking, les notations et les prescriptions ont confisqué leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs possibilités de créer. Ils sont prolétarisés. Il en va de même aujourd’hui de l’homme politique, du gouvernant, prisonniers de “l’économie” et de l’opinion. Le politique serait-il lui aussi devenu un nouveau prolétaire ?

Les politiques, au nom du bonheur matériel, des exigences de consommation et de bien-être auxquels les marchés prétendaient répondre, cèdent leur pouvoir de décision et d’initiative. Ils se désistent au profit d’un système dérégulé, affolé, incontrôlable, dont plus personne, ou presque, ne possède la maitrise se contentant d’en exercer la fonction. La technique, encore elle, décide pour nous. Dans tous les domaines les automatismes tendent à prévaloir sur la liberté. Bien sûr pas les automatismes d’antan, mais des automates souples, fluides, numériques, captant et façonnant insidieusement les conduites humaines (voir l’utilisation des nudges). Ils n’aident plus à la décision, ils la prennent.

C’est exactement en ce point d’affrontement politique et idéologique qu’il convient de rappeler comment le “bonheur” est devenu cette promesse faite aux peuples pour les soumettre et les gouverner. Opium dont la fonction politique et culturelle est comparable à celle des religions et des doctrines totalitaires. Le bonheur comme récit de légitimation sociale de l’ordre établi. Le bonheur comme moyen d’obtenir l’adhésion aux dispositifs de gouvernement et d’administration de la multitude, comme justifiant la dépendance aux techniques et aux procédures sans avoir à penser la culpabilité et le conflit inhérents au lien social.

Le bonheur et la technique ont progressivement favorisé une conception du monde qui puisse se passer de l’Autre, d’un autre dont chacun attend tout autant la reconnaissance que l’amour, la haine que la gratitude. Un autre qui altère l’autarcie de ce monde d’addictifs, qui ne soit réduit à l’instrument de mon plaisir ou à l’excitation de sa concurrence. Un autre qui puisse devenir un “ami” (friend), tant il est vrai que ce mot étymologiquement se rapproche de “libre” (free). C’est ainsi que l’on fabrique des citoyens, en leur parlant le “langage de l’humanité” disait Camus, le seul à produire cette confiance indispensable à la Démocratie.

L’humain n’est rien d’autre que cette volonté qui refuse ce fatalisme. C’est ce défi du “langage de l’humanité” que les politiques aujourd’hui se doivent de relever, faute de quoi ils seront les nouveaux prolétaires du système qu’ils pensaient fidèlement servir. Levant alors le voile d’une amnésie collective, à laquelle ils contribuent tous les jours, ils pourront se rappeler qu’avant d’être une jouissance matérielle le bonheur était “bonheur public”, c’est à dire liberté, liberté politique qui invitait les humains à devenir ensemble ordonnateurs de leur propre destin.

 

Que serait alors le bonheur ?

Le bonheur, même subjectif, ce n’est pas simplement une liberté négative où l’on se soustrait à la volonté de l’autre, c’est aussi la possibilité de partager avec l’autre pour construire ensemble un espace de décision. Historiquement, depuis la fin de la transcendance, de la providence, on ne possède vraiment quelque chose qu’à partir du moment non pas où l’on en jouit, mais où cela nous est reconnu socialement par l’autre.

 

Ce bonheur n’est donc pas incompatible avec la liberté…

Pas si la liberté est ce qui se dérobe aux forces obscures de l’automatisme. Pas si, en refusant la détermination aussi bien économique, biologique que sociale, elle essaie de construire cet espace autre, politique.

La démocratie, c’est la possibilité de penser que ce qui est bon pour la cité ou la communauté n’est pas en amont de la discussion, mais en aval. Et que donc on ignore ce que sera la bonne décision. Je crois que nous sommes privés de cet acte de décision collectif. Il y a de même une prolétarisation de l’homme politique, qui voit sa décision, sa responsabilité, confisquées par les exigences sociales de l’économie et de l’opinion.

 

Liberté et entourage : comment se situer ?