Le pays des « Bisounours » face à l’empire du brutalisme

 

« On n’est pas au pays des Bisounours » : la formule, désormais proverbiale, tombe comme un couperet. Elle renvoie à l’idée que la naïveté serait l’apanage de ceux qui croient encore en la solidarité, que l’espérance relèverait d’une illusion enfantine, tandis que la lucidité consisterait à se plier à la dureté du monde. Derrière cette ironie légère se cache pourtant une idéologie bien plus lourde : celle qui érige la brutalité en régime ordinaire d’existence, et disqualifie la tendresse comme une faiblesse.

 

Bienvenue dans le brutalisme

Ce climat, que l’on peut nommer brutalisme, ne se réduit pas à la violence brute : il est une violence rationalisée, socialement incorporée, devenue norme et horizon. Ivan Illich avait déjà pressenti cette dérive lorsqu’il décrivait comment les institutions, au-delà d’un certain seuil, cessent de soutenir la vie pour se retourner contre elle : l’école trie au lieu d’éveiller, la médecine administre au lieu de soigner, le travail use au lieu d’accomplir. Le brutalisme est cette brutalité structurelle, froide et fonctionnelle, qui se niche dans les dispositifs mêmes de l’organisation sociale.

Barbara Stiegler a montré comment le néolibéralisme a recyclé un darwinisme simplifié en injonction universelle : « il faut s’adapter ». La vie est pensée comme une compétition permanente, et celui qui ne suit pas le rythme se condamne lui-même. Roland Gori parle d’une véritable « fabrique des servitudes volontaires » : chacun se vit comme un entrepreneur de soi, mais sous la surveillance intériorisée d’une norme de performance. Guy Debord, de son côté, a mis en lumière la dimension spectaculaire de cette logique : dans « la société du spectacle », l’existence se réduit à être vue, comptée, mise en scène. La douceur, la discrétion, l’attention silencieuse n’y ont plus de valeur.

Le brutalisme ne s’exprime pas seulement dans la sphère sociale ou économique : il touche aussi les institutions politiques. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont montré combien les démocraties contemporaines ne meurent pas sous les coups d’État, mais par une lente érosion des normes : disqualification de l’adversaire, effritement de la confiance civique, banalisation des pratiques agressives. Ce brutalisme institutionnel installe un climat de dureté feutrée, où les règles se maintiennent en apparence mais où la culture démocratique se délite.

À cette dureté structurelle s’ajoutent deux poisons subtils mais puissants : le cynisme et le nihilisme. Le cynisme, qui nous fait voir dans chaque geste d’attention ou de solidarité une stratégie masquée, réduit la confiance et enferme les relations humaines dans le soupçon permanent. Le nihilisme, qui dénie toute valeur et tout sens, renforce l’idée que rien ne mérite l’effort, que la vie elle-même est sans horizon. Ces attitudes ne sont pas de simples réactions individuelles : elles prolongent le brutalisme en étouffant l’espérance, en légitimant la dureté comme seule réalité possible et en réduisant les possibles à un spectacle de lutte et de survie.

Cette vision brutaliste repose sur une contradiction intime. D’un côté, il prône le fatalisme : « le monde est dur », « les rapports de force sont naturels », « la réalité est sans alternative ». De l’autre, il exalte un individu supposément libre, responsable de lui-même, tenu de se réinventer sans cesse. Comme l’a montré Roland Gori, cette tension se traduit par une culpabilisation des vaincus : si vous échouez, c’est que vous n’avez pas su vous adapter ; si vous souffrez, c’est que vous n’avez pas été assez fort. Cette logique produit une lassitude existentielle, où la vulnérabilité devient honteuse et la solitude, une condition ordinaire. Bruno Latour, en contrepoint, rappelait que nous ne vivons qu’à travers nos interdépendances : nier cette trame de liens, c’est mutiler l’humain et l’exposer à une angoisse sans répit.

 

La résistance des bisounours

C’est ici que les « Bisounours », caricaturés comme naïfs, retrouvent une puissance insoupçonnée. Figures moquées, ils incarnent pourtant une résistance sensible : la conviction que la tendresse n’est pas une faiblesse mais une force. Stéphane Hessel rappelait déjà que l’indignation ne suffisait pas si elle ne s’accompagnait pas d’espérance. Dans la logique des « Bisounours », ce n’est pas une fuite hors du réel, mais une fidélité au possible : la capacité d’ouvrir des espaces d’hospitalité, de préserver le fragile plutôt que de l’écraser. Ivan Illich appelait cela la convivialité : une manière de vivre ensemble où le soin, le partage et la mesure remplacent la domination.

Face aux chiffres, aux tableaux de bord et aux slogans du brutalisme, les « Bisounours » mobilisent un autre langage : celui des récits, des contes, des visions qui maintiennent ouvert l’horizon du possible. Ernst Bloch parlait d’« utopies concrètes » : ces songes éveillés qui ouvrent des chemins d’avenir. Dans le même esprit, les mouvements culturels contemporains comme le solarpunk ou la figure des troubadours rappellent que les récits ne sont pas des illusions, mais des forces de transformation. Ils prolongent ce que Gori nomme « la dignité de penser » contre la réduction des vies à de simples données de marché.

Dire « nous ne sommes pas au pays des Bisounours » revient à fermer le champ des possibles, à assigner la réalité à une dureté sans alternative. Mais ce qui est traité de naïveté est peut-être, au contraire, une sagesse ultime : la capacité de maintenir la fragilité comme lieu de puissance, et l’espérance comme un acte de résistance. Les « Bisounours » ne sont pas des rêveurs inconscients, mais les gardiens discrets d’un monde encore possible, où la douceur ose se dresser face à la brutalité, et où l’avenir reste à inventer.

 

 

Sources :

  • Bloch, E. Le Principe espérance.
  • Debord, G. La société du spectacle.
  • Gori, R. La fabrique des servitudes volontaires.
  • Hessel, S. Indignez-vous !
  • Illich, I. La convivialité
  • Latour, B. Où atterrir ?
  • Levitsky, S. & Ziblatt, D. How Democracies Die
  • Stiegler, B. « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique