Bauman élabore une philosophie humaniste sur le concept de culture, qu’il définit comme la capacité de chaque individu et de chaque collectivité à modifier son milieu social. Les principes intellectuels de l’humanisme antitotalitaire et de la pensée critique sont les bases de sa pensée, ce qui le conduit à théoriser les conditions d’émancipation. Z. Bauman met en évidence l’ambivalence des individus sociaux, à la recherche à la fois de réconfort et de liberté. Grâce à cette ambivalence essentielle, les individus d’une société demandent, d’une part, un fondement sociopolitique stable et légitime, et d’autre part, un droit à la liberté individuelle sans laquelle ils ne pourraient pas exister entièrement. Si le premier rassure les gens tout en les aliénant, le second les rend incertains tout en les émancipant.
Limite de la postmodernité
Les sociétés postmodernes ont renversé le déséquilibre entre liberté et sécurité qui était caractéristique de la modernité, porté par un « vent de liberté » (dont la chute du Mur de Berlin en 1989 constitue une incarnation symbolique). L’univers des individus est maintenant dominé par la liberté dérégulée et privatisée, au détriment des « filets de sécurité » communs. Lorsque des structures telles que l’usine de masse, l’armée ou la tradition religieuse s’effritent progressivement, c’est toute l’identité sociale et culturelle (autrefois fortement caractérisée par l’appartenance de classe) que les postmodernes doivent reconstruire eux-mêmes. L’État, dépourvu de son rôle de structuration du social, n’est plus un jardinier, mais un simple « garde-chasse », dont le seul objectif est de maintenir l’ordre dans un jeu social où chacun est laissé à lui-même. Ce changement de perspective aboutit à une conclusion sombre : dans la modernité comme dans la postmodernité, l’organisation sociale ne peut assurer un équilibre liberté/sécurité satisfaisant, nécessaire à toute véritable autonomie. « La postmodernité n’a pas apaisé les craintes que la modernité avait insufflées à l’humanité, une fois que la seconde a abandonné la première à ses propres ressources, la postmodernité n’a fait que privatiser ces craintes » L’incertitude prévaut aujourd’hui : de nouvelles formes d’institutionnalisation de l’oppression restent à craindre, notamment cette « précarisation sociale » et ce « règne de l’indifférence » – concepts que Z. Bauman utilise emprunté respectivement à Pierre Bourdieu et Cornelius Castoriadis.
La société liquide
Ce que Z. Bauman désignée aujourd’hui comme la « modernité liquide » correspond donc à notre système d’existence insaisissable et atomisé, où la logique consumériste est le seul horizon de nos existences « de soi ». Effectivement, l’effritement des repères sociaux conduit les personnes à se réfugier dans une consommation généralisée pour « s’acheter une vie » (titre d’un livre de Z. Bauman publié en 2008), conférant ainsi une dimension ambivalente et temporaire à tous les aspects de la vie en société. Le profil Facebook devient aussi fluctuant que l’identité, les relations sentimentales ne sont nouées que « jusqu’à nouvel ordre », le monde du travail se plie à l’exigence de flexibilité. Selon Z. Bauman, nous vivons dans une société qui demande à ses membres de s’ajuster au monde moderne (liberté incertaine) sans jamais leur offrir les moyens (sécurité rassurante) : au-delà de troubles psychologiques majeurs, ce sont des formes d’inégalité inédites que ce système engendre.
Étant donné que les moyens de garantir un minimum de sécurité (sociale, psychologique, professionnelle…) sont désormais individualisés, il est en effet important de pouvoir se les procurer. La protection renforcée de ses biens, l’adhésion à des cercles professionnels fermés, la privatisation des assurances chômage et vieillesse sont autant de solutions pour faire face à une précarité généralisée et anxiogène. Les autorités publiques ne sont pas en reste dans cette situation : dépourvues de leur légitime monopole de « lutte contre l’incertitude », elles se sont contentées d’une hypocrite, vaine et illusoire lutte contre l’insécurité, qui ne fait qu’entretenir des niveaux de popularité au lieu de favoriser l’émergence d’un sentiment de sécurité collective. Enfin, il convient de souligner que Z. Bauman attribue une grande part de responsabilité au monde financier dans son analyse des sociétés liquides. Tout à la fois en tant que discours dévalorisant le politique, responsable de l’aggravation des inégalités sociales et de la création de violences mondialisées, il se présente en effet dans ses récents efforts comme un intensificateur des troubles du monde liquide.
Le théoricien de la « société liquide » suggère de donner une nouvelle perspective sur les bases de notre modernité. L’idée fondamentale est simple : dans notre société, la production a été remplacée par la consommation. Ainsi, la classe ouvrière s’en va. Aujourd’hui, les marginaux sont des individus défavorisés et des consommateurs frustrés dont personne ne sait plus comment s’en sortir. Selon Z. Bauman, nous sommes dans un monde où l’identité et la sociabilité des individus sont construites par la consommation. Désormais, le temps est au consumérisme, un système collectif qui transforme la consommation en un moyen de s’intégrer et de ranger la société. Tout est mis en place pour éveiller l’envie, encourager tout le monde – peu importe son âge, son genre ou son statut – à se procurer les derniers produits en vogue, même si cela peut entraîner l’inutilité et le désordre. De plus, la culture consumériste vise loin d’atteindre la satisfaction des besoins, elle vise à transformer le consommateur en un produit de consommation et à favoriser l’éphémère. Les individus ne sont plus à considérer comme l’expression des valeurs et des normes de leurs groupes d’appartenance. Chaque individu n’existe plus qu’à la condition de pouvoir se vendre et, surtout, en étant constamment « en mouvement » sur le marché de la consommation ou, pour le dire autrement, en se transformant en permanence en quelqu’un d’autre par le biais des biens et services disponibles. La tendance à remplacer la notion de « structure » par celle de « réseau » dans la description des interactions humaines modernes reflète parfaitement ce nouvel état d’esprit. Contrairement aux « structures » de l’époque précédente, dont l’objectif était de relier des nœuds difficiles à dénouer, les réseaux sont autant utilisés pour déconnecter qu’incorporer…
Notre « société individualisée » est une sorte de pièce dans laquelle les humains jouent le rôle d’individus : c’est-à-dire des acteurs qui doivent choisir de manière autonome. Mais faire figure d’Homo eligens (d’« acteur qui choisit ») n’est pas l’objet d’un choix. Dans La Vie de Brian, le film des Monty Python, Brian (le héros) est furieux d’avoir été proclamé Messie et d’être suivi partout par une horde de disciples. Il tente désespérément de convaincre ses poursuivants d’arrêter de se comporter comme un troupeau de moutons et de se disperser. Le voilà qui leur crie « Vous êtes tous des individus ! »« Nous sommes tous des individus ! », répond à l’unisson le chœur des dévots. Seule une petite voix solitaire objecte : « Pas moi… » Brian tente une autre stratégie : « Vous devez être différents ! », crie-t-il. « Oui, nous sommes tous différents », acquiesce le chœur avec transport. A nouveau, une seule voix solitaire objecte : « Pas moi… » En entendant cela, la foule en colère regarde autour d’elle, avide de lyncher le dissident, pour peu qu’elle parvienne à l’identifier dans une masse d’individus identiques…
La société liquide et la montée de l’insignifiance : quand le sens se dissout dans la modernité
Cornelius Castoriadis, lui, parlait d’une montée de l’insignifiance. Sous ce terme, il désignait non pas l’absence de sens, mais son épuisement collectif : la société ne produit plus de significations capables d’unir, d’émouvoir, d’orienter l’action. Les institutions continuent de fonctionner, mais leur flamme s’est éteinte. La politique gère au lieu de créer, la culture distrait au lieu de transmettre, le citoyen regarde sans participer.
La cause, selon Castoriadis, tient à la démission de l’imaginaire social instituant, cette force créatrice par laquelle les sociétés inventent leurs récits, leurs valeurs, leurs horizons. Nos démocraties ont cessé de se penser comme des œuvres humaines, c’est-à-dire comme des créations toujours à reprendre. Elles vivent sur l’inertie du passé, sous la tutelle d’un imaginaire dominant : celui de la consommation, de la croissance et de la performance.
Ainsi, la société moderne, tout en prônant la liberté, s’enferme dans un vide de sens.
Quand le liquide rencontre l’insignifiant
Bauman et Castoriadis ne se sont jamais rencontrés, mais leurs pensées se répondent avec une clarté presque musicale. L’un décrit la forme de notre monde : un univers fluide où tout s’écoule, sans repère ni durée. L’autre en dévoile la substance : un monde où les significations collectives s’effondrent, laissant place à une apathie généralisée. La liquidité, c’est la condition matérielle de cette crise : les structures se dissolvent, les liens se font fragiles. L’insignifiance en est le symptôme spirituel : la parole perd sa portée, la politique son souffle, la culture sa mémoire. Le résultat est une société où tout bouge, mais où rien n’avance, un flux sans direction, une liberté sans contenu.
De la citoyenneté au consommateur liquide
Ce double mouvement transforme en profondeur le visage du lien social. Le citoyen, autrefois porteur d’un projet commun, devient consommateur de monde. Il zappe d’une cause à l’autre, d’une émotion à la suivante, au gré des tendances et des écrans. L’espace public se fragmente en une myriade d’opinions instantanées ; le débat devient spectacle, l’engagement se confond avec le clic. Chez Bauman, cette volatilité tient à la structure même du monde liquide : tout attachement durable devient suspect, toute fidélité perçue comme faiblesse. Chez Castoriadis, elle traduit un désinvestissement du commun : la société ne se vit plus comme une œuvre collective, mais comme un agrégat d’intérêts privés. Dans les deux cas, le lien se défait, la parole se vide, et la liberté perd son horizon.
La liberté sans cap
C’est là l’un des paradoxes les plus cruels de la modernité tardive : jamais l’individu n’a disposé d’autant de libertés formelles, et jamais il ne s’est senti aussi impuissant.
Tout est possible, mais rien n’a de sens. La fluidité sans cap devient angoisse, la liberté sans but devient fatigue. Le monde liquide n’oppresse pas : il épuise. Il ne dicte pas : il disperse (façon puzzle). Et dans cette dispersion, l’insignifiance s’installe, douce, silencieuse, anesthésiante. Elle ne crie pas la mort du sens : elle le dilue.
Réinventer la densité du monde
Pourtant, ni Bauman ni Castoriadis ne sombrent dans la nostalgie. Tous deux appellent à une reconstruction du sens, non pas en revenant aux structures figées du passé, mais en réinventant des formes d’habitation du monde. Castoriadis invite à raviver l’imaginaire instituant, cette source poétique et politique qui permet à une société de se repenser elle-même. Redonner à la démocratie son pouvoir créateur, à la citoyenneté sa dimension d’œuvre, à la parole publique sa densité symbolique.
Bauman, lui, plaide pour une éthique de la lenteur et du lien : recréer de la durée, de la confiance, du soin dans un monde saturé de vitesse. Contre la fluidité sans profondeur, il propose une solidarité fluide, une fraternité capable d’habiter le mouvement.
Le sens comme résistance
Mettre en regard la société liquide et la montée de l’insignifiance, c’est comprendre que notre crise n’est pas seulement politique ou économique : elle est ontologique. Elle concerne la manière même dont nous faisons monde ensemble. Le sens n’est pas un luxe de la pensée : il est la matière première du lien humain. Redonner sens au monde, ce n’est pas rêver d’un retour à la stabilité, mais transformer la liquidité en source vive. Apprendre à nager dans le flux, sans y perdre la mémoire ni la direction. Inventer des formes de vie capables d’allier mobilité et profondeur, liberté et densité, mouvement et enracinement. C’est, au fond, retrouver ce que Castoriadis appelait la puissance instituante de l’imaginaire, et ce que Bauman espérait encore : une humanité capable d’habiter le changement sans se dissoudre en lui.
Une ouverture pour penser la résistance par le lien joyeux dans le commun :