Lorsque le sentiment de vide est le résultat d’un monde de plus en plus « disponible »

L’humain néolibéral, rendu malade d’accélération d’une part, et obsessionnel du contrôle d’autre part. Dominer le monde, exploiter ses ressources, en planifier le cours… Le projet culturel deu néolibéralisme semble parvenu à son point d’aboutissement : la science, la technique, l’économie, l’organisation sociale et politique ont rendu les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée.

Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles de l’existence gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. Le monde se referme mystérieusement ; il devient illisible et muet. Le désastre écologique montre que la conquête de notre environnement façonne un milieu hostile. Le surgissement de crises erratiques révèle l’inanité d’une volonté de contrôle débouchant sur un chaos généralisé. Et, à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonctions de réussite et nos désirs en cycles infinis de frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe.

 

Rendre le monde disponible ?

Ce qui qualifie le néolibéralisme est le désir de rendre le monde disponible, mais la «vie», l’expérience de vitalité naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait totalement connu, dominé, prévisible serait un monde mort. La vie s’accomplit sur cette ligne frontière entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible, nous regarde. Par exemple, pourquoi les gens vont voir un match de foot ? C’est que malgré tout ce qu’on dit, les victoires ou défaites ne se laissent pas acheter, on ne peut les rendre disponibles. C’est ce combat et la tension sur cette ligne frontière qui entretiennent la fascination exercée par le sport. Du jeu à l’amour, de la neige à la mort : l’indisponibilité constitue la vie humaine et l’expérience humaine fondamentale. Pourtant, nous visons la mise à disposition du monde sur tous les plans : individuel, culturel, institutionnel.

Une idée extrêmement puissante s’est insinuée jusque dans les pores les plus fins de notre vie psychique et émotionnelle : l’idée selon laquelle la clé d’une vie bonne, d’une vie meilleure réside dans l’extension de notre accès au monde. « Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à (plus de) monde, tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et transformé par l’action. Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l’ensemble formé par ce à quoi tu accèdes : est devenu une base structurante du néolibéralisme.

Il explique dans un premier temps l’attractivité de l’argent : on peut lire de manière immédiate sur notre relevé de compte la quantité de monde à laquelle nous accédons. Si son niveau est élevé, alors la croisière dans les mers du Sud, le weekend en chalet dans les Alpes, l’appartement de luxe dans un quartier huppé, le collier de diamants, le piano Steinway, la cure ayurvédique en Inde du Sud nous sont accessibles ; si nous sommes milliardaires, on peut même envisager un voyage sur la lune. Si en revanche, il vire au rouge vif, nous ne pouvons peut-être plus nous payer le bus pour rentrer à la maison, un petit pain garni et un appartement en sous-sol : ne nous pouvons plus financièrement y accéder.

La formation socioculturelle du néolibéralisme se révèle ainsi doublement paramétrée par une stratégie de mise à disposition : nous sommes contraints structurellement (de l’extérieur) et poussé culturellement (de l’intérieur) à faire du monde un objet disponible ! Le monde nous apparaît comme ce qu’il convient de savoir explorer, d’atteindre, de s’approprier, de maîtriser et de contrôler. Souvent, il ne s’agit pas de rendre des choses atteignables en général, mais de les avoir à disposition plus facilement, plus efficacement, à moindre coût, sans grande résistance et de manière plus sûre.

Les 4 dimensions de la disponibilité :

La disponibilité comporte quatre aspects. Rendre disponible, c’est d’abord rendre visible. On utilise des télescopes pour voir plus loin et des microscopes pour étendre nos connaissances sur l’infiniment petit. Cela signifie aussi rendre accessible, physiquement. L’idée de rendre maîtrisable, mettre le monde sous contrôle, est un effort qui ne s’épuise pas. Enfin, rendre disponible, c’est rendre utilisable, dominer le monde pour en faire un instrument de nos fins.

Un désir d’autonomie qui s’éloigne de la relation :

Georg Simmel, pour lequel l’objet central de la discipline était l’analyse des interactions, décrit clairement l’ambivalence entre l’extension de l’accès au monde des individus néolibéraux – extension qu’il identifie entre autre comme processus d’élargissement des cercles sociaux – et une transformation de la qualité de la relation entre l’humain et le monde : dans la grande cité moderne, selon Simmel, la rencontre entre les gens s’opère fondamentalement sur le mode d’une retenue existentielle et même d’une aversion latente, c’est-à-dire d’une attitude signifiant : « laisse-moi en paix ! » Leur souci principal est selon lui d’empêcher que des étrangers s’approchent d’eux de trop près. La volonté de garder ses distances devient une exigence dispositionnelle fondamentale qui va cependant de pair avec le risque de la solitude et de l’isolement, y compris et justement parmi les masses humaines des métropoles. Cette attitude fondamentale se reflète aussi dans le rapport que l’humain moderne, urbain, entretient avec les choses et les événements autour de lui : il les aborde sur le mode d’une attitude blasée que nous qualifions aujourd’hui de coolness, c’est-à-dire d’une attitude suggérant le souci de ne surtout pas se laisser impressionner.

On peut donc retenir que la quête individuelle et institutionnelle menée par le néolibéralisme pour rendre le monde disponible produit des effets collatéraux paradoxaux qu’on peut décrire, avec Marx, comme une aliénation plutôt que comme une assimilation, avec Adorno comme une réification (Transformation, transposition d’une abstraction en objet concret, en chose.) plutôt que comme une vitalisation, avec Arendt comme une perte de monde plutôt que comme un gain en monde, et avec Weber comme un désenchantement plutôt que comme une inspiration. Le néolibéralisme court le risque de ne plus entendre le monde et, pour cette raison précise de ne plus s’éprouver elle-même. Le néolibéralisme a poussé la postmodernité à devenir incapable de se laisser interpeller et atteindre.

Un monde disponible devient plus agressif :

Le problème étant que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant, culturellement, comme une promesse, non seulement ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu calculable et maîtrisable se refroidit, il perd son sens et sa voie. Par cette stratégie de mise à disposition, nous sommes contraints structurellement, de l’extérieur, et culturellement, de l’intérieur, à faire du monde le point d’agression. Cela est dû à la pression économique, à l’extension et l’accumulation de richesses et à l’accélération des rythmes de vie. Dès le matin, on ne se réveille pas naturellement parce que le soleil se lève, ou parce que l’on entend le coq chanter, on se réveille avec une alarme, donc on est vraiment dans une situation alarmante chaque matin, une situation d’urgence et qui ne correspond pas du tout à un cycle naturel biologique.

Mais ce n’est pas tout : la peur de perdre le monde, d’être confronté à son mutisme, de le voir passé au gris et à l’incolore (devenir un objet terne), accompagne dès les débuts, sur le plan culturel, le programme d’extension de l’accès au monde caractérise pratiquement la peur fondamentale, élémentaire et constitutive, de la postmodernité. Cela renvoi à la peur de l’aliénation totale : quand on se sent extérieur à soi-même, on ne peut pas assimiler le monde, et celui pour qui le monde est devenu sourd et muet perd aussi le sentiment de soi ; un cercle infernal.

Avec ce résultat aussi remarquable que paradoxal : l’angoisse grandit au même rythme que les indisponibilités et les risques perçus, alors éprouvés comme une impuissance. Il en va de même des dispositifs de sécurité : plus il y a de caméras de surveillance, de système d’alarme, de protection contre le vol et de clôture autour d’une propriété, moins les habitants se sentent en sécurité. Le fait de ne pas disposer, individuellement ou en pratique, de quelque chose de potentiellement disponible transforme manifestement l’indisponibilité en impuissance et en insécurité. Cela sape la confiance que l’on a en sa propre efficacité et en sa capacité de pouvoir entendre et réagir de manière adéquate en transposant cette même faculté sur les appareils et les experts.

Pour Max Weber (père fondateur de la sociologie moderne), le rapport au monde dans lequel les gens ne travaillent pas pour vivre, mais vivent pour travailler et pour accumuler (pour croître, innover) est très profondément irrationnel. Et pourtant il le conçoit comme un élément et un résultat d’un grand « processus de rationalisation occidental » qui s’est déployé au fil des siècles et dont le cœur tient au fait de rendre le monde et la vie calculable, maîtrisable et prévisible sur le plan scientifique et technique, économique, juridique et politique, mais aussi, finalement, dans la manière de mener sa vie. Mais cela ne signifie rien d’autre que ceci : rendre le monde disponible, et Weber diagnostique le processus progressif de l’aliénation ou de mutisme du monde comme revers de la rationalisation, revers qu’il a tenté d’appréhender sous le mot clé de « désenchantement ». 

La postmodernité court le risque de ne plus entendre le monde et, pour cette raison précise, de ne plus s’éprouver elle-même. Elle est devenue incapable de se laisser interpeller et atteindre. Notre désir de relation (avec les autres, le monde…), est transformé en un désir d’objet (inerte sans relation possible).

Cette distinction s’applique par exemple au chat de la maison : si je ressens son ronronnement et sa familiarité comme relevant authentiquement de la Résonance, c’est justement parce qu’il peut aussi s’y dérober (et souvent ne s’en prive pas), parce qu’il lui arrive précisément, parfois de ne pas ronronner, et même de me griffer et de me mordre. Bref : c’est précisément parce qu’il ne m’est pas totalement disponible. Si mon chat était un robot programmé qui ne cessait de ronronner et de vouloir être caressé, il deviendrait, pour moi, une chose morte. 

Ce décalage peut parfaitement se comprendre, en reprenant les concepts d’Erich Fromm, comme le passage d’un mode d’existence ou d’une orientation de l’être vers un mode d’existence ou une orientation de l’avoir : la différence entre une attitude de spontanéité dynamique et ouverte et une attitude de domination qui fixe et accumule. La résonance (le sentiment d’un monde vivant) a besoin d’un monde atteignable, pas d’un monde disponible (sans limite). La confusion entre l’atteignable et la disponibilité est la racine du mutisme qui s’empare du monde de la postmodernité.

Il y a un deuxième aspect lié à l’auto-efficacité individuelle. Toute cette mise à disposition étend notre efficacité sur nous-mêmes parfois jusqu’à la toute-puissance. En un clic, je peux allumer, éteindre la lumière, allumer, éteindre le chauffage à distance, ouvrir des portes. Cette toute-puissance est parfois trompeuse car si le téléphone ne fonctionne plus, je ne peux même plus ouvrir une porte, je ne peux joindre personne, je suis perdu, coincé. Avec la technologie, il y a toujours le risque que cette toute-puissance se transforme en impuissance. Ce qui définit notre rapport postmoderne au monde, c’est justement ce constant renversement de la toute-puissance à l’impuissance.

L’indisponibilité peut être bénéfique quand quelque chose nous échappe et nous transcende, mais elle comporte quelque chose de monstrueux dans l’indisponibilité de la technologie néolibérale, car en principe elle devrait être disponible et quand en pratique elle ne fonctionne pas, l’angoisse est terrifiante.

Si ces réflexions ont une consistance, alors une erreur fondamentale de la culture postmoderne tient au fait qu’elle transforme la nostalgie de l’atteignabilité du monde (toujours ouverte quant au résultat) en exigence de disponibilité (certaine) et qu’elle a institutionnalisé cette revendication dans le programme de l’extension de l’accès au monde, dans la mise à disposition du monde. Cette confusion entre atteignabilité et disponibilité trouve son expression peut être la plus lourde de conséquence dans la transposition d’un désir de relation fondamental chez l’être humain en un désir d’objet : parce qu’on peut rendre des objets disponibles de manière sûre et globale, mais pas des modes de relation, la logique de la marchandisation capitaliste et du consumérisme se fonde sur le fait de répondre à la soif (insatiable) de relation sous la forme d’un promesse de disponibilité et d’orienter ainsi le désir qui guide l’action vers l’objet proprement dit.

 

Un monde plus vivant :

L’indisponibilité, le fait que quelque chose n’est pas contrôlable, prévisible, peut devenir une force, car elle seule permet une action en résonance, il faut pour cela laisser place à l’imprévu sans pour autant être totalement impuissant. Dans le néolibéralisme, presque tout s’oppose à cet imprévu, les fronts se sont solidifiés et se font face de manière figée. Il est donc très difficile aujourd’hui de renouer avec une idée de la politique qui permette l’imprévu et le nouveau. C’est pourquoi je travaille sur un nouveau livre sur le concept de «médio-passivité» qui vient de la linguistique. Dans certaines langues, comme le grec ancien, il y a la voix active («je fais»), la voix passive («je suis fait») et il y a une voix médiane. En allemand, on dit «médio-passif», mais c’est littéralement une voie moyenne entre l’activité et la passivité.

L’écoute est précisément une activité médio-passive, on se rend disponible à quelqu’un passivement, on reçoit ce qu’il a à dire, mais en même temps on est tout entier dans cette écoute, c’est une activité. Plus qu’une métaphore, la résonance, c’est un rapport au monde, qui comprend quatre aspects : le moment de l’affectivité, le fait de pouvoir se laisser toucher par quelque chose ; le moment de l’effectivité, je me tourne vers l’autre, c’est presque avoir les bras tendus vers les autres. Le troisième moment, c’est le fait de se laisser transformer par la relation, par une musique, un livre ou même par un travail. C’est quelque chose qui nous transforme au moment où on l’effectue. Enfin, le quatrième moment, c’est l’indisponibilité, d’abord le caractère imprévisible de la résonance, on ne peut pas créer la résonance à coup sûr, et le résultat demeure ouvert, on ne peut savoir vers quoi on va se transformer. Quand je joue au piano, j’appuie sur des touches et un son en résulte, mais quand je travaille le piano, il se passe quelque chose. On touche les autres et on se touche soi-même. Ce n’est pas seulement réussir à faire quelque chose, cette chose me transforme et devient quelque chose de plus grand.

Un monde de résonnance :

Le problème, c’est que le rapport agressif au monde qui domine laisse peu de place à la résonance. D’autant qu’elle ne peut avoir lieu si on cherche à la créer artificiellement, à la rendre disponible. C’est ce qui explique le succès de la pleine conscience qui essaie de créer une disposition d’esprit qui rende possible la résonance. Il faut faire attention avec ce mouvement qui part du principe que l’on peut entrer en résonance avec tout, l’accent est mis sur l’individu, le sujet, alors que pour moi il s’agit d’une relation, une sorte d’appel qui ne dépend pas que de nous.

Ce qui tue la résonance aujourd’hui, ce sont trois éléments que la société technocratique a réussi à imposer : le manque de temps permanent, la mise en concurrence constante des individus et l’angoisse existentielle qu’impliquent les conditions sociales de ce technocratisme. Pour faire l’expérience de la résonance, il faut être vulnérable, accepter la possibilité d’être blessé par la relation. Le traumatisme, c’est justement cela, avoir été tellement blessé par une expérience que l’on se coupe de toute possibilité de résonance. La société présente comme fondamentalement irrationnelle cette vulnérabilité inhérente aux expériences de résonance. Ce qui est valorisé est une optimisation de tous les aspects de la vie.

 

source : 

Hartmut Rosa : « Rendre le monde indisponible »

 

 en complément :  

 

Prendre le temps comme forme de résistance ?

 

Ouveture :