Le néolibéralisme, avec son cortège de dérégulations, de marchandisation du vivant et de croissance illimitée, a profondément transformé nos sociétés. Ce paradigme dominant, fondé sur l’individualisme, l’efficacité économique et la technoscience, semble toutefois atteindre ses limites dans un monde confronté à des crises écologiques, sociales et spirituelles systémiques. Face à cet épuisement, diverses pensées critiques cherchent à esquisser les contours d’une société alternative.
Le néolibéralisme comme matrice narrative dominante
Le néolibéralisme ne se résume pas à un ensemble de politiques économiques ; il constitue un récit global sur la nature humaine, la société et le monde. Ce récit s’articule avec un imaginaire de progrès technique, d’innovation disruptive, de globalisation sans frein. Il impose une temporalité de l’urgence permanente et une spatialité de la mobilité sans racines. Face à l’effondrement écologique, à la montée des inégalités et à la perte de sens, de nombreux penseurs dénoncent une crise du récit. Bruno Latour évoque la perte de « sol commun » et la nécessité de « changer de cosmologie. Hartmut Rosa parle d’un monde devenu sourd à nos appels, privé de résonance. Le récit néolibéral, fondé sur la promesse de liberté par le marché, se heurte désormais à ses propres limites destructrices. La question devient alors : quels récits peuvent succéder à celui du néolibéralisme ? Comment raconter un monde qui ne repose plus sur l’appropriation, mais sur la relation, la vulnérabilité et la coopération ?
Arturo Escobar : le plurivers contre l’universalité néolibérale
Anthropologue, Arturo Escobar est l’un des penseurs majeurs du post-développement. Il critique l’universalisme occidental qui a imposé un modèle unique de développement et de modernité à l’ensemble des sociétés. Selon Escobar, cette vision homogénéisante nie la diversité ontologique des mondes et impose une monoculture du savoir. À rebours du projet néolibéral, il propose de penser un plurivers, c’est-à-dire une multiplicité de mondes possibles, enracinés dans des visions du monde locales, écologiques et relationnelles. Ces mondes ne se fondent pas sur la séparation entre nature et culture, sujet et objet, mais sur l’interdépendance et la co-émergence du vivant. Loin d’un rejet de la modernité pure et simple, il s’agit pour Escobar d’un dépassement dialogique, ouvrant vers des pratiques de design « autonomes » et situées, capables de soutenir la vie plutôt que de l’exploiter. La notion de plurivers développée par Arturo Escobar peut être vue comme un prolongement direct de l’idée de société conviviale proposée par Illich. Tous deux refusent le modèle unique, universaliste et industriel. Tous deux valorisent des modes d’existence ancrés, divers, non hégémoniques, capables de tisser des communautés autour de la subsistance, du don, de la gratuité et de la coopération.
Mohammed Taleb : l’écopsychologie spirituelle contre l’aliénation moderne
Philosophe, enseignant et militant écologiste, Mohammed Taleb inscrit son œuvre dans une tradition écospirituelle et décoloniale, nourrie par le soufisme, la sagesse des peuples autochtones et l’écologie profonde. Dans ses ouvrages comme Poétique de la Terre, il critique les fondements anthropocentriques et productivistes du néolibéralisme, qu’il identifie à une désacralisation du monde. Pour Taleb, la crise écologique est d’abord une crise de l’imaginaire : la modernité a brisé le lien symbolique, sensible et sacré entre l’humain et la Terre. Le dépassement du néolibéralisme exige dès lors une réconciliation poétique avec le monde, une réhabilitation des sagesses relationnelles, intuitives, contemplatives. Il plaide pour une société enracinée dans une écologie de l’âme, capable de guérir l’aliénation moderne à travers la beauté, la gratitude et la reliance. À l’instar d’Escobar, Taleb valorise les cosmologies autochtones et les traditions spirituelles comme réservoirs d’alternatives. Il milite pour une écologie intégrale, qui ne sépare pas l’éthique, la politique, le sacré et le vivant, et qui redonne sens à l’existence humaine au sein du cosmos. L’œuvre d’Illich, traversée d’une dimension mystique, annonce les écospiritualités contemporaines, comme celle de Mohammed Taleb, qui conjugue soufisme, écologie et décolonialité. Tous deux partagent une poétique de la limite et de la gratitude, un regard sacré porté sur le monde vivant, et une méfiance commune envers les promesses technologiques de salut. Taleb, comme Illich, appelle à retrouver une relation sensible et symbolique au monde, en rupture avec l’univers abstrait et marchand du néolibéralisme.
Edgar Morin : l’écologie de la connaissance
Edgar Morin insiste sur la nécessité d’une écologie de la connaissance, capable d’intégrer les savoirs locaux, pratiques, intuitifs, artistiques, spirituels. Cette critique du monopole du savoir technoscientifique et abstrait recoupe les positions d’Escobar et de Taleb, tous deux engagés dans la reconnaissance des cosmologies autochtones et des spiritualités comme sources légitimes de connaissance. Morin appelle à un pluralisme cognitif, refusant la domination d’une rationalité hégémonique. Cette posture critique est aussi présente chez Olivier Hamant, qui propose une biologie ouverte, moins centrée sur le contrôle que sur l’émergence, la diversité et la robustesse. Morin propose une politique de la reliance, fondée sur la solidarité, la fraternité et la conscience de notre interdépendance avec le vivant. Il appelle à un nouveau paradigme de civilisation qui rompe avec l’hégémonie du profit et de la performance pour placer au cœur du projet humain la poésie de la vie, la convivialité, la justice et la préservation du vivant. Cette vision est clairement en résonance avec celle de Mohammed Taleb ou Ivan Illich, pour qui l’écologie est aussi un soin apporté à l’âme et au monde. Si Edgar Morin est philosophe de la complexité, il est aussi poète de la condition humaine. Sa pensée ne se réduit jamais à une critique rationnelle ; elle se nourrit d’amour du monde, de tragique, de beauté et d’espérance. Il écrit : « Résister, c’est créer. » Cette affirmation le rapproche des démarches poétiques et spirituelles de Taleb, mais aussi des philosophies décoloniales qui réhabilitent la joie, la fête et le vivant comme actes de résistance.
Revaloriser les savoirs situés et les formes de vie multiples
Ces auteurs partagent une déconstruction de l’universalité des savoirs technoscientifiques modernes au profit d’un pluralisme épistémologique et ontologique. Escobar promeut le plurivers, une multiplicité de mondes, de rationalités et de manières d’habiter la Terre. Illich plaidait déjà pour une déscolarisation de la société, afin que chacun puisse apprendre au contact du réel et non par imposition institutionnelle. Taleb invite à revaloriser les sagesses autochtones et les spiritualités non occidentales, sources de résilience et d’harmonie avec le vivant. Morin appelle à une écologie de la connaissance, articulant science, poésie, expérience, éthique et politique. Ces propositions appellent à un changement radical de notre rapport au savoir : il ne s’agit plus d’imposer un modèle cognitif unique, mais de tisser des dialogues entre cultures, disciplines, sensibilités et expériences.
Réconcilier l’humain avec le vivant : vers une écologie de la relation
Ces auteurs refusent le dualisme nature/culture et appellent à une reconnexion profonde avec le vivant, non pas comme ressource à exploiter, mais comme partenaire de vie. Hamant affirme que la robustesse du vivant vient de son imprécision, de sa diversité et de sa capacité à absorber l’aléatoire, à l’opposé des systèmes humains optimisés à outrance. Taleb propose une écologie spirituelle, où le monde est porteur de sens, de beauté et de mystère. Morin plaide pour une politique de la reliance, qui unisse humains, espèces et écosystèmes dans une solidarité cosmique. Illich, en dénonçant la démesure technicienne, appelle à redécouvrir la simplicité, l’autonomie et la subsistance conviviale, en harmonie avec les rythmes du monde. Cette écologie n’est pas seulement environnementale, mais anthropologique, culturelle et spirituelle : elle engage une transformation de nos modes de vie, de nos désirs, et de nos manières d’habiter le monde.
Politique de la limite, éthique de la simplicité
Une société post-néolibérale suppose une redéfinition du progrès, non comme croissance quantitative, mais comme qualité de vie, justice sociale et harmonie écologique. Ces penseurs proposent une politique de la limite : la finitude n’est plus une contrainte à surmonter, mais une sagesse à cultiver. Illich appelait à des outils conviviaux, accessibles à tous, maîtrisables sans expert, à petite échelle. Hamant invite à sortir de la mythologie de la performance pour penser la robustesse lente et coopérative. Taleb et Morin insistent sur la frugalité joyeuse, la sobriété choisie et la richesse relationnelle. La limite devient ainsi une source d’émancipation, un cadre de liberté retrouvée face à l’emprise illimitée du marché.
Une transformation intérieure, culturelle et spirituelle
Enfin, ils insistent sur la nécessité d’une mutation anthropologique profonde, une refondation des imaginaires, des récits et des désirs. Taleb affirme qu’il ne peut y avoir d’écologie sans imaginaire spirituel. Morin voit dans la réforme de la pensée et de l’éducation le préalable à toute transformation sociale. Illich et Escobar dénoncent la colonisation des consciences par l’expertocratie et appellent à réapprendre à penser par soi-même, en lien avec la communauté. Hamant souligne que la science elle-même peut redevenir sagesse, si elle se reconnecte à la vie au lieu de vouloir la maîtriser. Il ne s’agit pas d’un simple programme politique, mais d’une conversion existentielle et collective : changer de paradigme, c’est changer notre rapport au monde, aux autres, au savoir, au sacré.
Conclusion : pour de nouveaux récits de civilisation
La sortie du néolibéralisme ne se décrète pas uniquement par des réformes économiques ou institutionnelles. Elle suppose une révolution narrative, une métanoïa collective, une réinvention poétique et politique du monde. Les nouveaux récits de civilisation ne sont pas des fuites utopiques, mais des appels à la lucidité créatrice, à la responsabilité partagée et à la beauté retrouvée. Ils constituent les germes d’un monde post-néolibéral, plus humain, plus juste, plus habitable. Ces penseurs proposent une vision cohérente et polyphonique d’une société post-néolibérale, fondée sur la reliance, la diversité, la limite et la spiritualité du lien. Face au modèle unique, extractif et homogénéisant du néolibéralisme, ils ouvrent un plurivers d’alternatives où se rencontrent les peuples autochtones, les biologistes du vivant, les penseurs de la complexité, les mystiques et les pédagogues. Ensemble, ils nous invitent à construire une civilisation de la relation, de la convivialité et de la sagesse partagée.
Les récits de la décroissance, du bien vivre, ou encore du solarpunk, esquissent une civilisation sobre, relocalisée, attentive aux équilibres du vivant. Ces narrations réhabilitent le lien avec la nature, non plus comme ressource, mais comme altérité vivante. Elles valorisent la lenteur, la circularité, la coopération. Elles proposent un imaginaire post-capitaliste sans domination technocratique. Ces nouveaux récits ne sont pas homogènes ; ils forment une mosaïque de sens qui ouvre des brèches dans le réel dominant. Ils fonctionnent comme des hétérotopies narratives (Foucault), des espaces imaginaires capables de reconfigurer notre rapport au monde. Ils s’incarnent dans les arts, les pratiques de terrain, les pédagogies alternatives, les nouvelles formes de militance. Ils ne visent pas simplement à « corriger » le néolibéralisme, mais à changer les fondations anthropologiques et symboliques de notre monde.
sources :
- Taleb. Éloge de l’âme du monde
- Taleb. L’écologie vue du Sud – Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel
- Escobar. Sentir-penser avec la Terre : une écologie au-delà de l’Occident
- Escobar. Un autre possible est possible
- Morin. Introduction à la pensée complexe.
- Morin. La Voie.
- Rosa. résonance
- Illich. La perte des sens.
un article sur repenser le sens et le bien commun d’un point de vue écologie