La crise de la modernité, une mutation sociale ontologique

Sommes-nous face à une simple crise ou bien la société est-elle en train de vivre une véritable rupture ? Il ne s’agit pas d’une simple crise, nous sommes bien face à une rupture profonde des schémas référentiels qui jusque-là étaient opératoires.

Cette crise signe la fin d’une époque, généralement nommée la Modernité. Les principaux cadres théoriques et, par conséquent, les pratiques sociales sont ébranlées. Cette crise ne signifie pas un simple dysfonctionnement ou un moment de doute passager qui, après avoir été convenablement compris, soigné, nous permettrait de continuer comme avant. Cette rupture ne saurait donc être soldée par quelques considérations idéologiques car il s’agit d’une cassure aussi importante que celle qu’a vécue l’humanité lors de son passage du « monde clos » du Moyen Age, à « l’univers infini » de la Modernité.

Quelle est cette cassure ?

Il y a vingt ans encore, l’idéologie dominante inspirée des thèses darwino-hégéliennes affirmait l’existence de la vérité et du progrès. Les hommes et les femmes croyaient en l’avenir de l’homme, en une terre promise sans injustice, humiliation ni exploitation, en une terre non sexiste.

Une idée était centrale, elle était la logique même de la rationalité moderne : l’émancipation de l’homme par l’homme était possible. Nous étions persuadés que l’éducation serait un apprentissage de la liberté, que la science nous permettrait à tous d’être sains et bien portants, que tout changement ne pouvait qu’être bon et meilleur, car les hommes agissaient d’après ce qui était bon pour eux. Ces terres, ces mondes promis ou dus portaient différents noms.

Pour les marxistes c’était le communisme scientifique, aboutissement inexorable d’une histoire des développements des forces productives qui commençait avec le communisme primitif.

Pour d’autres, comme le Père Teilhard de Chardin, le message était clair, on partait du point alpha, sorte de point zéro d’organisation pour arriver au point oméga, véritable point de rencontre messianique, totalité totalisante, qui justifiait par elle-même le parcours dialectique accompli par la matière et par l’esprit.

Dans cette vision déterministe et évolutionniste d’un homme en route vers un avenir certain, tous les projets, mêmes antagoniques, étaient réalisés au nom du Bien. A l’époque de l’homme, il existait ce que l’on pouvait appeler un impératif d’universalité : tout projet visait non seulement une totalité (un tout) à venir mais il devait concerner la totalité des hommes et des femmes.

Un des mots d’ordre typique de la Modernité fut « changer la vie ». Cette idée de changer de fond en comble la vie des gens n’a pas été le monopole des mouvements révolutionnaires de la Modernité, toute la pensée et les pratiques de cette époque partaient du principe que nous pouvions et nous devions changer la vie des hommes, malgré les hommes. Pasteur affirmait lui-même dans un élan d’humanisme et au nom du Bien : « Je ne te demande pas ta religion ou ta race, si tu souffres tu m’appartiens ». Changer la vie signifiait que jusque-là l’humanité avait été plongée dans une fausse vie, une vie amoindrie ; il s’agissait de faire naître les gens à la vraie vie. La Rédemption était possible et partait de la supposition qu’une fois levées les barrières de l’oppression, les gens pourraient enfin donner libre cours à leurs élans libertaires. Notre vie devenait du coup bien petite et minable et la seule façon de trouver grâce aux yeux de l’Histoire était de la sacrifier pour se rapprocher du jour du changement.

Hegel l’écrivait ainsi dans son livre La Raison dans l’Histoire : « Dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des états et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir, pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis…or, dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. » C’est donc l’idée de la légitimation des luttes, même au prix de grands sacrifices, au nom de la nécessité, de la Raison dans l’Histoire.

qu’est-ce qui a fait émerger cette mutation sociale vers autre chose ?

Eh bien oui, force est de constater dans un après coup, que cette belle tour de Babel rationaliste s’est effondrée, entraînant dans sa chute l’idée que l’histoire a un sens propre, que la vérité est toujours située en avant et à dévoiler. Mais aujourd’hui, lorsque l’on interroge certains échecs parsemant ce chemin, ces explications n’ont plus d’échos, elles ne fonctionnent plus comme rationalisation, car c’est la logique même qui sous-tendait cette rationalité, la logique déterministe, qui a éclaté. A l’éclatement de cette logique dialectique ou métaphysique, nous reconnaissons trois sources, trois discours paradoxaux qui, depuis le début du siècle, cohabitaient avec leur charge subversive à côté du discours déterministe.

Ces trois sources sont, sans priorité particulière :

La psychanalyse avec Freud et Lacan Au début du siècle, la découverte de l’inconscient repousse le moi et la conscience de la place de choix où les lumières les avaient placés.

Mais Freud lui-même eut peur des conséquences philosophico-épistémologiques de la théorie qu’il avait fondée. Il nous en donne la preuve lorsqu’il écrit qu’il garde toute sa foi en un jour où la pharmacologie pourra guérir « scientifiquement » les psychoses, névroses et perversions, le jour où le déterminisme fera à nouveau sa loi.

La deuxième est la physique quantique. Einstein, dans son article sur les photons (1905) fait éclater le fondement même des divisions entre énergie et matière ; par la suite, la physique quantique doit compter, à la place du bon vieux réel, avec l’indiscernable.

Face à cette découverte, Einstein eut peur lui aussi et écrivit : « Pourtant Dieu ne joue pas aux dés » signifiant ainsi que le déterminisme reviendrait un jour au centre de la physique.

La troisième source est la source politique et, plus précisément, la source révolutionnaire. Le marxisme n’est pas seulement la géniale interprétation du capitalisme, il est surtout une théorie de l’émancipation qui, tout en s’appuyant sur les découvertes scientifiques de l’époque, procède au divorce de l’homme avec toute loi dite naturelle qui le détermine. Il serait ridicule, encore de nos jours, de se passer du marxisme dans l’analyse des forces en présence même si, (les événements étant l’ « alibi de l’histoire » et les individus le « produit de leur classe », l’histoire, celle « des forces productives », véritable nouvelle nature pour les êtres humains) nous replongeons grâce à lui dans le déterminisme historique et téléologique.

En effet, il y a toujours eu dans le marxisme une lutte entre les courants déterministes (Staline, Pol pot, les mouvements marxistes majoritaires…) et les courants dits dialectiques qui, à cette vision déterministe positiviste, opposent tantôt la force du concept (Marcuse), tantôt la revendication de l’utopie (W. Benjamin) ou l’urgence de la révolte (Che Guevara).

Quelles ont été les conséquences de l’éclatement de cette logique ?

Avant cet effondrement on supposait que les êtres humains pouvaient tirer la légitimité de leurs actes d’une lecture du réel ou de la nature, ce type de morale obéissait à un registre de nécessités externes. Avec cet effondrement, disparaît la possibilité d’une certaine lecture scientiste qui considérait le réel comme un existant déjà-là, sorte de continent noir à éclairer. Perdue aussi l’idée que la subjectivité réside dans une vision parcellaire qu’un individu ou un groupe peuvent avoir d’une totalité déjà-là et existant au-delà de leurs actes. Dans ce sens on peut citer les travaux de Edgar Morin qui souligne qu’« il faut abandonner tout espoir de fonder la raison sur la seule logique» et qui précise que « la vraie rationalité reconnaît ses limites et est capable de les traiter (méta-point de vue), donc de les dépasser d’une certaine manière tout en reconnaissant un au-delà irrationalisable ».

A partir de cette rupture, ce Réel rationnel, dont il fallait dévoiler les lois le déterminant, laisse place à un Réel plus opaque, plus obscur. De même que les actes manqués, les lapsus, les mots d’esprit ou le délire ne sont donc pas à interpréter comme des erreurs à corriger ou à normaliser mais doivent être entendus comme un existant, celui de la perception ou, pour mieux dire, l’inscription du sujet toujours aléatoire. Nous pouvons dire que du Réel rationnel de la Modernité nous passons à un Réel stochastique, c’est-à-dire soumis au hasard, mais nous devrions peut-être utiliser le concept « d’erratique » (Qui est instable, ne manifeste aucune tendance cohérente) pour qualifier un Réel qui permet de penser avec une approche rationnelle le radicalement nouveau. La politique ne peut plus être alors la découverte de ce qui historiquement est juste, elle relèvera en revanche d’un pari.

Quel est l’effet de cette mutation dans le rapport au Droit ?

La voie historique est la voie « juridico-déductive ». C’est elle qui fut « jusqu’à un certain point » la voie de la Révolution française. Elle consiste à identifier tout d’abord les droits naturels qui appartiennent à tout individu (ou « droit de l’Homme), puis à définir les conditions de renonciation de certains de ces droits, donc à opérer un partage des droits entre ceux qui sont inaliénables et ceux auxquels il est permis de renoncer, enfin à déduire des contours de la sphère de souveraineté. Les droits dits « inaliénables » tracent une sorte de frontière. Les limites sont ainsi extérieures à la pratique gouvernementale en ce que ce sont des limites de droit.

La voie de la modernité, quant à elle, se donne un point de départ tout à fait différent : il s’agit cette fois-ci de partir de la pratique gouvernementale elle-même pour dégager des limites définies non plus en termes de droit, mais en termes d’utilité, donc des limites intérieures à cette pratique. Ce remplacement fait toute l’originalité du « radicalisme anglais » issu pour l’essentiel de Bentham. Aussi M. Foucault désigne-t-il cette seconde voie comme la « voie radicale utilitariste ».

C’est ainsi deux conceptions différentes de la loi opposée qui s’affronte dans les voies politiques. Tout d’abord : si dans la voie « juridico-déductive » la loi est comprise avant tout comme l’expression d’une volonté « commune » ou « générale », dans la voie « moderniste » la loi apparaît comme “l’effet d’une transaction” en fonction du seul critère de l’utilité. Deux conceptions de la liberté, ensuite : d’un côté, dans la voie « classique », une conception juridique de la liberté qui procède de la reconnaissance de droits naturels inaliénables ; de l’autre, dans la voie « moderniste », une conception de la liberté comme « indépendance des gouvernés à l’égard des gouvernants ».

On ne doit cependant jamais perdre de vue que la distinction des deux voies procède avant tout du soucis d’identifier deux grandes logiques à l’œuvre dans l’articulation du discours du libéralisme, sans préjuger des « mixtes » que la réalité historico-politique n’a cessé de présenter sous des formes extrêmement diverses. Néanmoins, quel choix est pris dans le  discours de l’économie politique actuel ? Indiscutablement, la revendication de scientificité technocratique qui anime ce discours porterait à le situer dans ce partage du côté de la seconde voie. Car le fait décisif est qu’à partir de cette constitution la politique ne se plie plus, directement du moins, à la Loi divine révélée par les religions, pas plus qu’aux prescriptions de la morale ou de l’éthique. Elle s’ordonne aux « lois naturelles », lesquelles, contrairement à la « loi de la nature », ne sont pas des commandements et expriment une nécessité inscrite dans les choses elles-mêmes. La politique sera en conséquence dite « naturelle », « économique », « scientifique ».

N’y a-t-il pas d’autres réactions face à cette mutation ?

Une des réactions est la réaction intégriste. Le discours intégriste fait partie de ce que nous pourrions nommer les discours restaurateurs. Tandis que les sujets, en s’inscrivant dans la pensée critique, après avoir repéré un point de non sens dans le sens commun dominant s’engagent en proposant une voie alternative, le discours restaurateur, s’insurgeant contre toute tentative d’autre chose, propose en revanche de revenir à un ordre qu’il estime naturel (royaume de dieu, monarchisme de droit divin, création d’un homme pur…).

Le discours intégriste n’a retenu de la Modernité que la volonté et la passion, mais il rejette définitivement toute allusion à la Raison. C’est ainsi que par rapport au fascisme ou à l’intégrisme religieux, toute rationalisation s’avère vaine car il s’agit de discours s’adressant aux instances pulsionnelles.

A l’opposé du discours intégriste, les discours postmodernes revendiquent le pessimisme de la Raison et condamnent définitivement la volonté qui faisait rechercher l’Utopie. Les postmodernes et, parmi eux les nouveaux philosophes, se proclament contre l’universalisme et la totalisation. Réagissant contre les projets révolutionnaires qui, ancrés dans la Modernité, voyaient la fin de l’histoire dans un au-delà du grand soir, s’étant aperçus qu’au nom de cette vraie vie qui viendrait transcender les projets révolutionnaires un certain nombre de barbaries avait été commis, ils en ont conclu que ce n’est pas la logique d’une fin de l’histoire comme totalité totalisante qu’il fallait abandonner mais plutôt tout espoir de changement social.

En effet, pour eux la fin de l’histoire a déjà été atteinte, la vérité transcendante était là et, par un aveuglement, certains idéologues révolutionnaires n’auraient su la détecter : il s’agit de la démocratie telle qu’elle s’exerce dans les pays occidentaux. Pour les nouveaux philosophes, toute utopie ne peut conduire qu’au totalitarisme, l’horizon indépassable est « le maintenant d’aujourd’hui ».

Par conséquent, la postmodernité énonce son projet politique en peu de termes : réalisme gestionnaire et humanisme constructiviste. Il s’agit pour les idéologues postmodernes de nier toute contradiction structurelle et de présenter les points de rupture dans l’organisation du monde (famines, guerres, racisme…) comme de simples petits dysfonctionnements techniques qui doivent être gérés.

Cette gestion des petits maux de la planète prend la forme spectaculaire des diverses O.N.G, organisations humanitaires sans frontières. En présentant le présent comme indépassable, nos chers réalistes fixent les situations de telle sorte que par exemple, les pays du Tiers-monde SONT pauvres, les pays occidentaux SONT riches, et ce qui n’est que le résultat d’une structure de production est présenté comme naturel. Montrer au citoyen spectateur que le Tiers-monde EST pauvre au même titre que la terre est ronde confère à cette situation un caractère intouchable ; à coups de spots télévisés et de déclarations d’experts en tout genre, le désengagement et la déresponsabilisation du citoyen-spectateur sont ainsi justifiés. Dans la société réaliste et gestionnaire, la Res Publica est devenue Res Technica, tout ce qui devrait concerner la vie des individus et des sociétés est devenu chose technique (écologie, bioéthique, économie…).

 

Penser l’agir autrement 

Par conséquent, il s’agit de penser des utopies en rupture avec le capitalisme et non une stricte résistance aux mouvements réactionnaires.

 Nous sommes engagés dans une recherche théorique et pratique qui tend à comprendre l’ensemble de la crise que nous vivons et qui ne se limite pas au politique, car elle touche les différents registres de l’activité humaine où il est question de la passion, de la liberté et du désir. Ces registres, outre le politique, sont l’amour, l’art et la science. C’est dire que cette crise déconstruit les fondements mêmes de tous les espaces et les registres où il est question de l’être, de la vérité et de la liberté. Notre monde propose d’abandonner toute démarche structurante et systémique tout cela à la merci d’un monde normalisé et surveillé. La philosophie est un front de luttes, le champ où les différents énoncés issus de la pensée et des pratiques critiques circulent et s’opposent. Qui, de nos jours, ne veut pas renoncer à la liberté dans l’art, la politique, la science et l’amour ne peut pas faire l’économie d’un sérieux détour par la philosophie.

 

Source : 

inspiré des réponses, structurant le collectif magrétout

 

des réflexions complémentaires :  

La place de la métaphysique : Comprendre la place du désir d’être.

 

Analyse du nouvel individu contemporain

 

 

Penser le présent, pour construire l’avenir : une réflexion du changement