De la post-modernité à la méta-modernité

À l’aube du XXIe siècle, la pensée contemporaine semble hantée par une crise de paradigme. La modernité, avec son projet rationaliste, universaliste et progressiste, s’est vue déconstruite par la postmodernité, qui en a révélé les impasses, les violences symboliques et les illusions universalistes. Mais si la postmodernité a brillamment critiqué les fondements de la modernité, elle a aussi laissé derrière elle un certain vide axiologique : relativisme généralisé, cynisme, forme de nihilisme, perte de sens et crise du politique. C’est dans ce contexte que se déploie la notion de métamodernité, tentative de penser un dépassement dialectique de la postmodernité, sans régression ni naïveté, mais en assumant la complexité de notre condition contemporaine.

 

(Pour creuser le sujet voir cet article qui analyse la postmodernité)

 

Origines et sens du concept

La métamodernité a été théorisée pour la première fois en 2010 par Timotheus Vermeulen et Robin van den Akker, dans leur article fondateur Notes on Metamodernism. Ces auteurs décrivent la métamodernité comme une « structure de sentiment », c’est-à-dire une disposition affective dominante qui traverse les pratiques culturelles, artistiques et intellectuelles de notre époque. Leur intuition est que quelque chose a changé dans notre manière d’habiter le monde.

  • En étymologie, le mot « métamodernisme » est dérivé du préfixe « méta », qui signifie à la fois « avec », « entre », et « au-delà de », et qui rassemble ces trois éléments avec les sensibilités des différentes époques de la tradition à la postmodernité, en passant par la modernité. Le rapport au monde et au savoir du métamodernisme est inspiré des trois courants précédents. 

 

  • Épistémologiquement, il vise à mêler l’enchantement et la profondeur existentielle de la tradition et de la modernité, associé à la critique légitime de la postmodernité. Cette épistémologie n’intègre pas ces idées sous la seule forme d’une synthèse mais également d’une alternance, d’un équilibre dynamique. « L’un ou l’autre et l’un et l’autre » est en effet un leitmotiv métamoderne. Ce courant adopte également la vision kantienne d’un idéalisme négatif épousant la contradiction en s’engageant dans un mouvement de « faire comme si ». En vue de progresser et de se fixerdes objectifs, le métamodernisme s’engage et agit « comme si » un objectif final de progrès existe.

 

  • Ontologiquement, le sujet métamoderne oscille entre l’optimisme authentique moderne et la vigilance accrue du postmoderne. Contrairement au postmodernisme, qui favorise les stratégies de l’ironie, de la déconstruction et de l’exhibition par transparence (suppression de l’implicite lié à la déconstruction du socle commun moderniste par exemple), enfin, le métamodernisme mobilise des mythes, nourrit l’espoir, l’engagement et la reconstruction.

 

Alors que les crises systémiques (écologique, politique, symbolique) s’accélèrent, la nécessité d’un nouveau régime de pensée devient manifeste. L’approche métamoderne se présente comme une tentative de dépasser les impasses de la modernité analytique et de la postmodernité relativiste, au profit d’une pensée de la complexité, fondée à la fois sur la dialectique (dans son sens dynamique) et sur la pluralité (au sens d’une coexistence féconde des différences). Cette pensée ne prétend pas maîtriser la complexité mais l’habiter, c’est-à-dire se rendre disponible à ses tensions, ses rythmes et ses contradictions sans chercher à les réduire. Elle constitue à la fois une ontologie, une éthique et une méthode pour penser le réel dans son épaisseur. La métamodernité se caractérise par une oscillation entre modernité et postmodernité, mais dans une posture régénérative : il s’agit de renouer avec la possibilité de sens, d’engagement et de transcendance, sans renier la lucidité critique de la postmodernité. Le sujet métamoderne cherche à habiter un monde abîmé sans renoncer à l’espérance ; il redécouvre la profondeur symbolique, les récits partagés, la spiritualité vécue, et la limitation volontaire. Cette posture suppose une métaphysique implicite, fondée sur : la reconnaissance des limites (ontologiques, écologiques, existentielles), une réhabilitation de la relation, de l’interdépendance, une recherche de verticalité (au sens spirituel) sans dogmatisme, une méfiance à l’égard du progrès technologique illimité. Elle se caractérise par une oscillation constante entre des pôles opposés : espoir et doute, engagement et distance critique, ironie et sincérité. Ce mouvement, inspiré du concept platonicien de metaxy, désigne un « entre-deux » dynamique, un va-et-vient perpétuel entre la volonté de croire et la lucidité critique. Il apporte une valorisation de l’ordinaire et à une perspective positive sur l’extraordinaire qualifiée de « néoromantisme ». On peut par exemple, retrouver ça dans la dynamique du solar punk qui reprends des codes culturel passé, la technique présente pour penser et imaginer un avenir possible des aujourd’hui.

 

Une réponse aux limites du postmoderne

Sur le plan philosophique, la métamodernité apparaît comme une réaction à l’impasse postmoderne. Le projet postmoderne, tel qu’illustré par des penseurs comme Jean-François Lyotard, Jacques Derrida ou Jean Baudrillard, a magistralement déconstruit les mythes et récits de la modernité. Mais cette déconstruction s’est souvent accompagnée d’un recul du sens et de l’engagement, une forme de paralysie réflexive où toute prise de position semble aussitôt disqualifiée comme idéologique ou illusoire. Or, face aux crises écologiques, sociales et politiques de notre temps, cette position semble insuffisante. La métamodernité propose alors un nouvel espace critique, où l’on peut à la fois croire et douter, agir tout en étant conscient des limites de l’action. Il ne s’agit pas de revenir à un idéalisme naïf, mais de cultiver un idéalisme informé, conscient de sa propre fragilité.

Illich se rapproche de la sensibilité métamoderne, dans sa manière de penser la limite comme condition de la liberté. Dans La convivialité, Illich oppose les outils « conviviaux » aux outils « industriels ». Les premiers renforcent l’autonomie, la coopération et la créativité humaine ; les seconds standardisent, dépossèdent, aliènent. La frontière entre les deux n’est pas technologique mais éthique : elle tient à l’usage, au contexte, à la relation. Cette réflexion repose sur une anthropologie implicite : l’être humain est un être en relation, appelé à vivre dans des communautés à échelle humaine, dans le respect des rythmes naturels, de la parole donnée, du soin mutuel. Illich ne prône pas une régression romantique, mais une refondation spirituelle de nos modes de vie. Illich anticipe ici les intuitions métamodernes qui cherchent à penser un « au-delà du progrès » : non plus la croissance illimitée, mais la croissance en profondeur ; non plus la fuite dans la complexité technologique, mais le retour au tissu sensible du monde vécu.

 

Une sensibilité esthétique et politique

La métamodernité ne se limite pas à un cadre théorique : elle se manifeste dans l’art, la littérature, la culture populaire, et même dans certains engagements politiques. Des mouvements comme Extinction Rebellion, des films comme Everything Everywhere All at Once ou Matrix Résurrection ou expriment cette sensibilité : oscillation entre le désenchantement postmoderne et une quête renouvelée de sens, d’authenticité, d’émotion partagée. L’art métamoderne ne se limite pas à un style identifiable, mais à une posture : une manière d’interpeller l’autre, de relier les fragments du monde contemporain à un désir d’unité partielle, d’harmonie fragile. Quelques traits caractéristiques : Sincérité ironique : des œuvres qui assument leur vulnérabilité tout en gardant une conscience de leur propre construction. Nostalgie active : non pas un repli conservateur, mais une activation poétique du passé pour nourrir l’avenir. Utopie lucide : des propositions esthétiques qui imaginent des futurs souhaitables tout en intégrant les limites écologiques, sociales et spirituelles. Ce sont des formes qui veulent faire sentir autant que faire penser, qui produisent une résonance (concept d’Hartmut Rosa) : c’est-à-dire une vibration affective et cognitive entre le spectateur et l’œuvre, entre l’individu et le monde. La métamodernité suppose une profondeur existentielle, une politique du care et de la complexité, à rebours des simplifications populistes ou technocratiques.

Sur le plan politique, la sensibilité métamoderne se traduit par un désir de dépassement des dualismes binaires (nature/culture, local/global) et par l’émergence d’utopies concrètes. Ce ne sont plus les grands récits émancipateurs de la modernité, ni les micro-politiques fragmentées de la postmodernité, mais une tentative de refaire du lien dans un monde brisé. 

Trois tendances politiques marquent cette sensibilité :

La réinvention des communs : mouvement pour la décroissance, économie sociale et solidaire, open source, permaculture, low-tech. Il s’agit de reconstruire des formes de partage et de gouvernance au-delà de l’État et du marché.

La résurgence du sacré profane : reconnaissance de la spiritualité, de la profondeur symbolique, dans des mouvements comme le solarpunk, les écospiritualités, ou les nouvelles communautés holistiques.

La recherche de formes politiques esthétiques : festivals, happenings, formes d’art politique qui réenchantent la participation (par exemple : Extinction Rebellion, le mouvement des Villes en Transition, la politique municipale créative).

La politique métamoderne n’est pas une idéologie au sens classique : elle est plutôt une disposition éthique et esthétique, une manière de répondre au chaos contemporain par des gestes de soin, d’imagination et d’interdépendance. Elle a des implications majeures pour la critique sociale et politique. Elle ne se contente plus de déconstruire (comme dans la postmodernité), mais cherche à reconstruire des formes de sens, de soin, d’action. Elle appelle à un engagement lucide, sensible à la nuance, attentif aux contextes.

 

Entre dialectique et pluralité : une pensée de la complexité

La métamodernité propose une dialectique ouverte, sans synthèse totalisante. Elle privilégie une logique de l’oscillation où les pôles contradictoires (modernité/postmodernité, tradition/innovation, raison/intériorité) ne sont pas résolus dans une troisième instance, mais maintenus dans un va-et-vient créatif. Ce n’est plus une dialectique téléologique, mais une dialectique vibratoire, inspirée davantage de la phénoménologie ou des sciences du vivant que de la philosophie idéaliste. On y retrouve l’écho d’auteurs comme Edgar Morin ou Bruno Latour, qui pensent la complexité comme une dynamique de co-implication plutôt que de dépassement linéaire.

La pensée métamoderne repose également sur un principe fondamental de pluralité : pluralité des formes de savoir, des récits, des modes d’existence. Mais il ne s’agit pas d’un pluralisme relativiste ou individualiste. C’est un pluralisme relationnel : les différences ne sont pas juxtaposées, elles interagissent, s’interpénètrent, se répondent. Cela implique une reconnaissance de l’irréductibilité des points de vue tout en cherchant à construire du commun, non par homogénéisation, mais par résonance. Cette posture rejoint les réflexions de Paul Ricoeur sur l’identité narrative, ou encore d’Arturo Escobar sur les plurivers. La pluralité métamoderne est aussi temporelle : elle cherche à faire dialoguer les héritages du passé, les urgences du présent et les visions du futur, sans les hiérarchiser selon une logique de domination.

Sur le plan cognitif, la métamodernité revendique une épistémologie complexe, proche des intuitions d’Edgar Morin : transdisciplinaire, récursive, contextualisée. Elle refuse les séparations modernes entre objet et sujet, nature et culture, science et spiritualité. Le savoir métamoderne est toujours situé, inachevé, dialogique. Il intègre la subjectivité comme élément constitutif de la connaissance, et valorise les zones liminales, les interstices, les savoirs minorés ou informels. Il assume aussi une part d’incertitude et de mystère — non comme défaut, mais comme ouverture. La récursivité est ici essentielle : tout système d’analyse se ré-analyse lui-même, se reconfigure à partir de ses propres effets. Il en découle une attitude d’humilité cognitive, une disponibilité à la transformation, un refus des dogmatismes.

 

 La méta-modernité appliquée aux enjeux politiques actuels.

La proposition du métamodernisme consiste à fusionner les pratiques traditionnelles avec les infrastructures et les outils technologiques de la modernité. Idée que l’on peut aussi retrouver dans le courant émergeant du solarpunk. En particulier dans une réévaluation de notre rapport à la nature, (voir sur cette question les travaux de Descola, ou d’Arturo Escobar), de notre mode de consommation et de production (pour sortir de la société de consumation comme l’explique Michel Maxime Egger), de notre système politique (pour une vision plus dynamique et plus participative). En complément une ouverture vers les travaux venant des cultures autochtones, qui entretiennent souvent une relation plus harmonieuse avec leur environnement, peu permettre de découvrir de nouvelles solutions écologique et écocentré. Prendre conscience de notre intégration dans les écosystèmes qui nous entourent, de l’absence de frontière rigide entre nature et culture, de l’importance accordée à l’échelle locale, et des liens qui se tissent avec notre environnement (voir les travaux de Bruno Latour). Depuis quelques années, toutes ces pratiques et approches, connaissent une réhabilitation salvatrice, notamment dans les mouvements affiliés à l’éco psychologie. Ivan Illich apparaît, à la lumière des débats contemporains, comme une figure prophétique de la métamodernité. Sans jamais utiliser ce terme, il a posé les fondements d’un nouvel imaginaire métaphysique, à la fois spirituel, éthique et politique. Sa pensée invite à renouer avec la profondeur des relations humaines, avec la sagesse des limites, avec la sacralité du monde vécu. Dans un temps marqué par la crise écologique, la fatigue civilisationnelle et la quête de nouveaux récits, Illich nous aide à penser la reconstruction d’un monde habitable : non par retour à un passé idéalisé, mais par une réinvention radicale de notre rapport au réel. Une métaphysique métamoderne, en somme, dont Illich serait l’un des artisans invisibles.

 

 

Conclusion

La métamodernité, loin d’être une simple mode intellectuelle, constitue une tentative sérieuse de redonner souffle au projet humain, après le désenchantement postmoderne. Elle ne propose ni retour nostalgique vers la modernité, ni fuite ironique vers la postmodernité, mais une navigation dans une tension féconde. En cela, elle incarne une pensée du temps présent, apte à faire face à la complexité, aux urgences, et à la quête renouvelée de sens dans un monde en mutation. La métamodernité esquisse une pensée capable de naviguer dans l’ambiguïté sans s’y perdre, de penser avec les tensions plutôt que contre elles. Elle articule une dialectique non synthétique avec une pluralité dynamique, ouvrant ainsi la voie à une véritable pensée de la complexité. Dans un monde interdépendant, fracturé et incertain, cette pensée offre une boussole : non pour contrôler, mais pour s’orienter dans la tempête. Elle conjugue rigueur critique, ouverture poétique et responsabilité éthique. C’est une pensée en mouvement, comme le monde qu’elle tente de comprendre.

 

Source : 

la thèse de Maxime Batiot : Le métamodernisme : théorie et mises en applications

Métamodernisme

 

en complément : 

 

En Bonus une vidéo pour les anglophones :