Entre émancipation et vide d’un humanisme sans transcendance

L’athéisme, entendu comme absence ou rejet de croyance en une divinité, s’inscrit dans la modernité comme un acte d’émancipation intellectuelle. Toutefois, des recherches récentes en psychologie, en sociologie et en philosophie montrent que cette posture, si rationnelle soit-elle, engendre des effets secondaires : anomie symbolique, fragilité existentielle, voire reconstitution d’un dogmatisme inversé.

 

L’athéisme individuel : une émancipation à haut coût psychique

Depuis que Prométhée a volé le feu aux dieux, l’humanité rêve de maîtriser son destin. La modernité a réalisé ce rêve, mais à un prix existentiel. En substituant la raison à la foi, la science à la métaphysique, et la technique au mythe, l’homme moderne s’est arraché à l’ordre symbolique qui lui donnait un sens. Les forces naturelles ne sont plus habitées, les dieux se sont tus, et l’univers est devenu un vaste mécanisme à décrypter. Le progrès nous a donné la lumière, mais une lumière blanche, chirurgicale, où plus rien ne vie. Les travaux de Yalom et de Becker sur la terreur de la mort montrent que la disparition de la croyance en une vie après la mort peut accroître l’anxiété existentielle. L’athée, devenu seul responsable de sa morale et de sa finitude, vit dans un espace symboliquement “aplati”. Cette autonomie radicale est, pour certains, libératrice, mais pour d’autres, un fardeau. Les individus non religieux rapportent en moyenne un sentiment de vide spirituel plus prononcé, surtout dans les cultures historiquement religieuses. Ce constat ne condamne pas l’athéisme, mais il révèle sa difficulté à répondre à la fonction anthropologique du mythe : donner sens à la mort, au mal, et à la fragilité.

Nietzsche avait pressenti cette dérive : “Le désert croît.” Dans le sillage de la mort de Dieu, la modernité athée a parfois remplacé le sens par la performance, la quête de vérité par la recherche d’efficacité. Des sociologues contemporains (Bauman ; Lipovetsky) décrivent une société post-religieuse où l’individu se veut libre mais se retrouve consumé par l’injonction d’autonomie : sans repères transcendants, tout devient choix, donc responsabilité absolue. L’ombre du nihilisme, loin d’être une posture philosophique, devient un climat psychologique.

Le concept de désenchantement du monde trouve son origine dans les analyses de Max Weber au début du XXᵉ siècle. Pour lui, la modernité occidentale se caractérise par un processus de rationalisation progressive : tout ce qui échappait autrefois à la compréhension humaine, les forces de la nature, le destin, la souffrance, devient objet de calcul, de gestion, de prévision. Cette rationalisation, moteur du capitalisme et de la bureaucratie moderne, a eu un double effet : Libérateur, car elle a permis de sortir des superstitions et des tutelles religieuses. Aliénant, car elle a privé l’existence de sa profondeur symbolique. L’homme moderne, disait Weber, vit désormais “dans une cage d’acier” : celle de la raison instrumentale, où tout est explicable, mais plus rien n’est signifiant. Au XXᵉ siècle, Jean-François Lyotard prolonge ce constat en annonçant “la fin des grands récits”. Ces récits, religieux, politiques, humanistes, structuraient nos imaginaires collectifs : ils donnaient à la vie humaine un horizon, une direction, une transcendance. Mais à l’ère postmoderne, ces récits s’effritent sous le poids du pluralisme, du scepticisme et de la surinformation. Les idéologies politiques ont perdu leur pouvoir mobilisateur, les utopies sont devenues suspectes (risque de totalitarisme), les églises se vident, et les individus, livrés à eux-mêmes, bricolent des fragments de sens dans un monde saturé de contradictions. C’est le triomphe du présentisme, comme l’appelle François Hartog : un temps aplati, sans passé porteur ni futur prometteur, où seul l’instant prévaut.

La société sans récit se reconnaît à plusieurs signes :

  1. La perte du futur comme horizon de projection : le progrès, jadis synonyme d’émancipation, est désormais associé à la crise écologique, à l’automatisation et à l’incertitude.
  2. La marchandisation du sens : les récits collectifs ont été remplacés par des narrations de marque, des slogans publicitaires, des mythologies de consommation.
  3. La fragmentation identitaire : chacun devient l’auteur de son “storytelling personnel”, mais sans ancrage commun.
  4. La fatigue de soi : le sujet hypermoderne, décrit par Alain Ehrenberg, doit “se réaliser” sans modèle, “être libre” sans repères, et finit souvent par s’épuiser dans une quête de cohérence solitaire.

Le désenchantement n’est pas seulement une perte de croyance : c’est une érosion du lien symbolique qui relie les individus à quelque chose de plus grand qu’eux.

 

L’athéisme collectif : de la raison à l’idéologie

L’athéisme collectif s’institutionnalise souvent dans la forme d’un “scientisme”, cette croyance que la science peut tout expliquer et, partant, tout justifier. Auguste Comte l’avait déjà prophétisé : la “religion de l’Humanité” remplacerait celle de Dieu. Les dérives du XXᵉ siècle, qu’il s’agisse du positivisme autoritaire, du matérialisme marxiste-léniniste ou de certains transhumanismes contemporains, montrent comment l’athéisme, privé de garde-fous symboliques, peut devenir totalitaire. Comme l’écrit le sociologue Danièle Hervieu-Léger, “le désenchantement du monde ne supprime pas le besoin de croire, il le déplace.” La croyance n’a pas disparu : elle s’est recyclée dans la technologie, l’économie ou la science, nouveaux temples du réel.

Le néo-athéisme, mouvement intellectuel né au tournant du XXIᵉ siècle sous l’impulsion de penseurs tels que Richard Dawkins, Sam Harris, Christopher Hitchens et Daniel Dennett, se présente comme la défense intransigeante de la raison face à la superstition religieuse. Porté par un ton combatif et un usage stratégique des médias, il s’est imposé comme l’un des visages les plus visibles de la pensée séculière contemporaine. Mais à mesure que ce rationalisme militant s’est affirmé, un paradoxe s’est dessiné : la croisade contre le dogme religieux semble, parfois, se muer en dogme rationnel. Le néo-athéisme surgit dans un contexte historique précis : l’après-11 septembre 2001. Les attentats islamistes, la montée des intégrismes et le retour du religieux dans la sphère politique ont nourri un sentiment d’urgence intellectuelle. Richard Dawkins publie The God Delusion (2006), Christopher Hitchens God Is Not Great (2007), des manifestes où la religion est accusée d’entretenir l’ignorance, l’obscurantisme et la violence. Le discours est clair : face au fanatisme, il faut opposer la raison ; face à la foi, la science ; face à l’illusion, la lucidité. Ce projet est noble, mais aussi, parfois, naïvement binaire. Car en voulant extirper la croyance, les néo-athées réinventent souvent un récit héroïque : celui d’une bataille du Bien (rationnel) contre le Mal (irrationnel). Une ironie que les grands sceptiques du passé, de Montaigne à Camus, auraient probablement savourée.

Le néo-athéisme repose sur trois piliers majeurs :

  1. Le naturalisme scientifique : tout ce qui existe relève du monde naturel et doit être expliqué par les lois de la physique, de la biologie et de la psychologie évolutive (Dawkins, Dennett).
  2. L’humanisme rationaliste : l’éthique ne dépend pas d’un Dieu, mais d’une raison universelle fondée sur l’empathie et la coopération (Harris).
  3. La responsabilité civique : combattre la religion devient un devoir moral, car la foi serait intrinsèquement nuisible à la liberté et au progrès.

Ces principes s’appuient sur de solides arguments : la critique des textes sacrés, l’histoire des violences religieuses, ou la défense de la méthode scientifique comme modèle de pensée.
Mais le ton, lui, pose question : l’appel à la raison s’accompagne souvent d’un style polémique, quasi-eschatologique. Le croyant n’est plus un interlocuteur, mais un adversaire à “rééduquer”.

 

Psychologie d’un militantisme rationnel

Des études en psychologie sociale (Saroglou ; Gervais & Norenzayan) ont mis en évidence un phénomène curieux : la posture antireligieuse militante active les mêmes mécanismes cognitifs que ceux observés dans les convictions religieuses fortes, sentiment d’appartenance, identité groupale, polarisation morale. Autrement dit, la certitude rationnelle produit les mêmes effets affectifs que la foi dogmatique. Le discours néo-athée, en dénonçant les “irrationnels”, se construit souvent sur une opposition identitaire : les éclairés contre les crédules, les modernes contre les archaïques. Or, cette dichotomie réduit la complexité du rapport à la croyance : la foi n’est pas toujours ignorance, et la raison n’est pas toujours sagesse. Comme le rappelle le sociologue Bruno Latour, “nous n’avons jamais été modernes” : la rationalité elle-même est un récit, une fiction fondatrice qui se veut sans mythe mais n’en manque pas.

 

L’idéologie de la clarté : quand la science devient arme

Le néo-athéisme ne se contente pas de défendre la science ; il en fait parfois un absolu moral. Richard Dawkins affirme que toute croyance non fondée sur la preuve empirique est nuisible. Cette position, séduisante par sa cohérence, bascule néanmoins dans un scientisme assumé : l’idée que seul le mesurable a droit de cité. Le problème n’est pas tant la rigueur que l’exclusion : tout ce qui relève du symbolique, du poétique, du métaphysique ou de la transcendance humaine devient suspect. Or, cette réduction du réel à la seule raison objectivable aboutit à une anthropologie appauvrie : un être humain sans profondeur, sans mystère, réduit à un animal rationnel optimisable. Ce glissement est bien résumé par le philosophe Cornelius Castoriadis : “Le danger de notre temps n’est pas la religion, mais la rationalité devenue déraisonnable.”

Sociologiquement, le néo-athéisme incarne moins un projet collectif qu’une réaction à l’incertitude postmoderne. Dans un monde fragmenté, sans repères stables, la raison devient le dernier refuge symbolique. On ne croit plus en Dieu, mais en la preuve, en la méthode, en la transparence totale. C’est une nouvelle foi, celle du contrôle, de la clarté absolue, du “tout expliquer”. Ce besoin d’ordre intellectuel révèle une angoisse existentielle : si le monde n’a plus de sens transcendant, il faut au moins qu’il ait un sens logique. Mais cette quête, si elle oublie la dimension sensible et imaginaire du réel, tourne vite à la désolation. Le rationalisme sans âme finit par ressembler à la superstition qu’il combat : il rassure, mais il n’élève pas.

À l’ère de l’intelligence artificielle et de la datafication du monde, le réel est réduit à des flux d’informations. Là où les mythes donnaient un sens, les algorithmes donnent un résultat. Là où la religion proposait un récit, la technologie propose une solution. Mais l’obsession du contrôle et de la performance produit un paradoxe : plus la société maîtrise la matière, plus elle perd la maîtrise du sens. Nous savons comment tout fonctionne, mais plus pourquoi vivre. Hannah Arendt l’avait anticipé : “L’homme moderne, qui a conquis la nature, risque maintenant d’être vaincu par sa propre création.”

 

L’athéisme politique : le mirage du salut terrestre et la promesse d’un humanisme à réinventer

L’athéisme est né d’un élan de libération : arracher la conscience humaine aux tutelles transcendantes pour lui rendre sa dignité, son jugement, sa liberté. Pourtant, au fil des révolutions et des régimes, cette promesse s’est parfois retournée contre elle-même. L’histoire des grandes utopies du XXᵉ siècle, du marxisme soviétique au maoïsme, nous rappelle qu’à vouloir abolir les dieux, l’homme risque d’en recréer d’autres à son image. Mais ce constat, loin de condamner l’utopie, en souligne la fragilité : l’idéal devient dangereux lorsqu’il cesse de se savoir idéal. Lorsque la raison oublie qu’elle est humaine, donc faillible, sensible, traversée d’ombre.

Marx n’était pas un ennemi du sacré, mais un amoureux du réel. Son projet, profondément humaniste, visait à libérer l’homme de toute aliénation, y compris religieuse. “L’athéisme n’est pas la fin du monde religieux, mais le commencement du monde humain.” écrivait-il. Or, l’histoire en a décidé autrement. L’URSS et ses héritiers ont transformé cette critique de la religion en une nouvelle religion d’État. Les musées de l’athéisme, les processions révolutionnaires, les hymnes au Parti : tout cela témoignait moins d’une libération que d’une substitution. Le sacré, chassé du ciel, s’était réfugié dans les structures du pouvoir. La foi en Dieu avait cédé la place à une foi dans l’Histoire, avec ses prêtres, ses hérétiques, et ses martyrs. Et pourtant, dans ce désastre se cache encore une lueur : l’intuition que l’homme, collectivement, peut chercher le bien commun sans passer par le divin. Ce rêve, trahi par les régimes, demeure intact dans les consciences qui continuent de croire en la fraternité, en la justice, en la dignité universelle.

Sous Mao Zedong, la ferveur populaire se voulait rationnelle, mais elle prit des allures de mystique. Le Petit Livre Rouge devint un évangile laïc, les réunions d’autocritique des confessions collectives. Le communisme chinois n’a pas supprimé le religieux : il l’a métamorphosé. Cette métamorphose dit quelque chose de profond : l’homme ne peut pas vivre sans croyance, sans récit, sans communion symbolique. Mais elle montre aussi que ces forces spirituelles, lorsqu’elles sont capturées par un pouvoir, se retournent contre leur propre élan libérateur. Là où le sacré n’est plus vécu, il est instrumentalisé.

Les régimes totalitaires ont commis la plus grande trahison du projet athée : ils ont fait de la libération de l’homme un outil de domination. Pourtant, cette trahison ne condamne pas l’idéal. Elle rappelle simplement que la foi, qu’elle soit en Dieu, en la Raison ou en l’Histoire, doit rester consciente d’elle-même. Hannah Arendt parlait de “religions séculières” : ces idéologies modernes qui, au nom du salut terrestre, prétendent transformer l’humanité tout entière.

 

Vers un réenchantement possible : l’humanisme poétique

Notre époque n’a plus de dieux, mais elle regorge de promesses. La technique, la science, la coopération planétaire, l’écologie, l’art, l’éducation, voilà nos nouveaux temples, à condition qu’ils restent au service du vivant. Le sociologue Hartmut Rosa propose d’y voir non une fuite en avant, mais une possibilité de “résonance” : recréer du lien, non plus avec le ciel, mais avec le monde, les autres, et soi-même. L’humanisme ne doit pas être la négation du sacré, mais sa réinvention. Non plus un ciel à conquérir, mais une terre à habiter. Face à ce constat, certains courants philosophiques et spirituels appellent à un réenchantement du monde. Non pas un retour aux illusions anciennes, mais une redécouverte de la dimension symbolique, esthétique et éthique de l’existence. Le réenchantement pourrait passer par plusieurs voies :

Réenchanter ne signifie pas croire de nouveau, mais sentir à nouveau, se laisser toucher, émouvoir, relier.

 

Conclusion : le sens comme bien commun

Le désenchantement du monde n’est pas une fatalité. Il est le symptôme d’une humanité qui, en perdant ses dieux, cherche encore son récit. Ce récit ne viendra ni de la religion ni de la technologie, mais d’une conscience renouvelée : celle d’un être humain lucide, vulnérable, solidaire, capable de beauté. Nous n’avons plus besoin d’un ciel pour espérer, mais d’une Terre à habiter ensemble. Le réenchantement du monde commencera peut-être le jour où nous comprendrons que la raison, sans poésie, n’éclaire qu’à moitié, et que le sens, comme la lumière, ne se possède pas : il se partage.

 

 

Sources :

  • Weber. Le savant et le politique.
  • Lyotard. La condition postmoderne.
  • Arendt. La condition de l’homme moderne.
  • Hartog. Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps.
  • Ehrenberg. La fatigue d’être soi.
  • Latour. Où atterrir ?
  • Descola. Par-delà nature et culture.
  • Comte-Sponville. L’esprit de l’athéisme.
  • Bauman. La société liquide.
  • Dawkins, R. (2006). The God Delusion.
  • Gervais, W. M., & Norenzayan, A. (2012). Analytic thinking promotes religious disbelief. Science, 336(6080), 493–496.
  • Heine, S. J., Proulx, T., & Vohs, K. D. (2006). The meaning maintenance model. Personality and Social Psychology Review, 10(2), 88–110.
  • Hervieu-Léger. La religion en miettes ou la question des sectes.
  • Lipovetsky. Les temps hypermodernes.
  • Arendt. Les origines du totalitarisme.
  • Aron. L’opium des intellectuels.
  • Rosa. Résonance : Une sociologie de la relation au monde.
  • De Funès. Développement (im)personnel.