La relation au monde, est-elle une question d’identité ?

Philosophe et essayiste, Julia de Funès s’est fait une place singulière dans le paysage intellectuel contemporain. À ses yeux, la question de l’identité occupe aujourd’hui une place centrale dans le débat public et dans les vies individuelles. Mais là où beaucoup la considèrent comme un repère, un socle, Julia de Funès en dénonce aussi les impasses. Sa réflexion, à la fois critique et constructive, propose de substituer au concept d’identité celui de « sentiment de soi », plus authentique, plus mouvant et résolument tourné vers l’action.

 

Une notion contradictoire

Le premier point mis en lumière par Julia de Funès est l’ambivalence constitutive du mot « identité ». Celui-ci renvoie à la fois à l’idée de conformité, être identique, semblable à un modèle, à une appartenance commune, et à l’idée de singularité, ce qui distingue, ce qui rend unique. Cette double polarité, bien qu’enrichissante, peut devenir source de confusion. Nous aspirons à être semblables aux autres pour être intégrés, mais nous cherchons aussi à être différents pour affirmer notre unicité. Quand cette tension est mal vécue ou mal comprise, l’identité risque de se transformer en prison conceptuelle. Elle se fige, au lieu de rester une quête ouverte.

Dans son analyse, Julia de Funès constate que notre époque a placé l’identité au sommet de l’échelle des valeurs. Elle est désormais le cœur battant des débats politiques, sociaux et même personnels. Nous parlons en termes identitaires, nous nous définissons par elles, nous revendiquons nos appartenances. Cette centralité pourrait sembler bénéfique, mais elle engendre aussi de sérieux dangers. Car à trop vouloir sacraliser l’identité, nous risquons de nous enfermer dans des appartenances figées. Sur le plan politique, la philosophe observe que les crispations identitaires favorisent les clivages. Elles mettent en péril l’universalisme et les valeurs républicaines en réduisant le commun au profit des particularismes. Les revendications identitaires peuvent alors se transformer en barrières plutôt qu’en ponts. Sur le plan individuel, le piège est tout aussi présent : l’identité peut réduire une personne à une étiquette ou à une posture, l’empêchant d’explorer d’autres possibles. Au lieu d’être une ressource, elle devient un carcan qui contraint et limite.

 

L’identité assignée et le sentiment de soi

Pour sortir de cette impasse, Julia de Funès introduit une distinction essentielle entre identité et sentiment de soi. L’identité, explique-t-elle, est ce qui est hérité : une appartenance culturelle, une histoire familiale, une catégorie sociale. Elle est stable, visible, souvent définie par les autres et assignée de l’extérieur. Le sentiment de soi, en revanche, est une expérience intérieure et mouvante. Il ne s’agit plus de revendiquer ce que l’on est censé être, mais de se sentir aligné avec ce que l’on choisit de faire et de devenir. Autrement dit, l’identité se vit comme une désignation : « je suis ceci, je suis cela ». Le sentiment de soi, lui, se forge dans le vécu : « je me sens être en agissant ainsi ». Là réside, selon Julia de Funès, la voie d’une authenticité possible. C’est pourquoi la philosophe insiste sur l’importance de l’action. Pour ne pas rester prisonnier des assignations identitaires, il faut devenir acteur de sa vie : penser, créer, s’engager, agir. C’est dans l’action que l’on échappe aux postures figées et que l’on se forge un sentiment de soi véritable. Loin de figer l’individu dans ce qu’il est supposé être, l’action l’ouvre à la transformation, à la liberté, à la possibilité de se réinventer. Agir, pour Julia de Funès, c’est affirmer que nous sommes plus que nos appartenances, plus que nos étiquettes. C’est se donner le pouvoir de tracer une trajectoire singulière dans un monde saturé de définitions. C’est dans le mouvement que l’on construit une identité vivante et non dans la contemplation d’un statut reçu.

 

La psychosociologie nous signale deux dynamiques à observer dans le risque d’excès de catégorisations ou d’étiquettes pour définir nos singularités :

Dans un premier temps ce que l’on peut nommer comme un mouvement de diagnostic identificatoire. Dans une société où les systèmes communs (politique, religieux, géographique) sont de plus en plus mis à mal pour de multiples raisons, l’humanité occidentale, qui a toujours un besoin d’appartenance, se tourne vers des questions d’identité plus intime. (Questions de psychiatrie, de genre, de sexualité…)

Le premier effet que l’on peut voir apparaître dans cette dynamique est l’évolution d’une société de plus en plus normative, car basé sur des humains de plus en plus catégorisés. (Voir l’explosion des termes psychologiques comme expression d’identité : TDAH, hypersensible, haut potentiel, autiste… Dont certains termes ne viennent d’ailleurs pas directement du corpus psychiatrique ou psychologique.)

C’est ce que Roland Gori ou Miguel Benasayag nomment la traque des dysfonctionnants « modulaires » de toutes sortes. Les « dys » ont remplacé les « hors du cadre », les troubles ont remplacé les symptômes, ce qui constitue un changement de perspective essentiel quant aux critères de partage du normal et du pathologique. Ce glissement d’apparence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s’avère lourd de conséquences épistémologiques et politiques. Il se déduit de cette confusion non méritée de l’anomalie et du pathologique, du sens statistique de la norme (ce que l’on retrouve plus ou moins souvent comme comportement) et de son sens normatif, prescriptif (ce qui est attendu comme comportement). Toute anomalie n’est pas anormale ou pathologique. « Anomalie » vient du grec « anomalia » qui signifie « inégalité », « aspérité », « rugosité », « irrégularité », au sens qu’on donne à ces mots en parlant d’un terrain. Nous voyons l’importance en psychiatrie de cette confusion actuelle entre l’anomalie, l’anormalité et l’illégalité. L’anomalie n’est plus un fait anatomiquement décrit, une variation individuelle définie par un écart statistique, mais elle devient le signe d’une différence normative suspecte à dépister et à contrôler en permanence. Autrement dit, cela amène à un risque avéré de surdiagnostic et donc de surmédicalisation, à ce sujet voir les commentaires d’Allen Frances et Thomas R. Insel, tous deux rédacteurs du DSM ainsi que de François Gonon, neurobiologiste, directeur de recherche au cnrs à l’institut des maladies neurodégénératives le risque est d’entrainer une surpathologisation de la vie quotidienne, étayée par son opposée, une pression sociale croissante (et délétère) due à la psychologie du bonheur.

Ensuite, et il s’agit d’une question sémantique dont les retombées peuvent être extrêmes, comprendre les processus cognitifs du patient et en quoi ils sont dysfonctionnels, comme le fait la psychiatrie actuelle, ignore la question du contexte social. Or, en comprenant le poids du contexte, qu’il soit socioéconomique, affectif ou familial, on réalise que la plupart des patients rencontrés présentent en vérité des processus parfaitement fonctionnels et, justement, très (ou trop ?) bien adaptés à leur contexte. De là surgirait une idée de ce qui est adapté, aboutissant à l’essentialisation de l’individu (une manière « normale » de voir et comprendre, et une autre à corriger). À ce propos, je vous renvoie aux ouvrages de Michel Foucault, dont l’ambition de l’œuvre est à mon avis de prévenir toute normativité et essentialisation, par la psychiatrie, de l’individu sorti de son contexte et des réseaux de pouvoirs (la famille, l’école, l’économie, l’origine ethnique …). Cette confusion épistémologique entre l’anomalie et le pathologique permet de promouvoir la dangerosité en psychiatrie et légitime la prolifération des systèmes sécuritaires de surveillance, surveillance des populations susceptibles de développer des contre-conduites. 

Dans un deuxième temps, nous pouvons observer un attrait vers les bulles numériques. Notre société permet, notamment via Internet, à chaque personne de pouvoir appartenir à une communauté sur absolument tous les sujets possibles et imaginables. Ce qui peut, si la personne construit son identité sur une communauté très spécifique, renvoyer à la remarque posée dans le premier effet, mais peut aussi entraîner d’autres effets. Dont une réaction plus directement psychopathologique. En effet plus des personnes vont s’identifier à des communautés virtuelles qui mettront en avant leurs sensibilités (pour de bonnes raisons cela-dit) plus elles seront tenté de fuir le réel. Voir plus elles pourront développer dans le réel un sentiment de solitude et d’isolement avec des personnes ne partageant pas la même identité, qui par effet boomerang, peut entraîner un effet de dématérialisation du monde pour sortir de cette souffrance.

Nous voyons apparaître ici un deuxième effet : nommé la dématérialisation du monde. Dans le langage informatique par exemple, lorsqu’un programme se retrouve confronté à du réel qui vient perturber le programme, on nomme ça du « bruit parasite » et on tente de voir comment passer outre. Plus une société est dans une dynamique de dématérialisation du monde, plus elle se coupe de la relation sensitive qu’elle peut avoir avec la nature et le vivant qui est fondamentale pour l’équilibre humain. voir les travaux d’Henri Bergson sur l’importance d’une relation sensitive au monde. Ou encore les travaux d’Hartmut Rosa cité au dessous. L’on peut ajouter que la normalisation construite sur les étiquettes présentées dans le premier effet, pousse à catégoriser les personnes sur un axe de leur utilité sociale. Vision utilitariste qui nourrit un rapport au monde fonctionaliste comme décrit ci-dessous.  

D’où cet état de fait : la réaction dominante consiste à croire en une nouvelle utopie orientée vers le seul fonctionnement. Or l’ensemble du vivant répond à une dualité entre d’un côté une appréhension du monde en termes d’efficacité et de fonctionnement, et de l’autre une appréhension existentielle centrée sur les expériences sensibles et pourvoyeuses de sens. Nous serions dès lors en train d’assister à une colonisation de l’existence par la logique du fonctionnement et, ce faisant, observerions l’avènement du monde du tout quantifiable, où la fin justifie les moyens et où l’ensemble de la société et de ses membres sont sujets à évaluation. Si l’on suit les travaux de Miguel Benasayag, c’est in fine « l’endosquelette » de nos désirs personnels qui se voit refoulé au profit d’un « exosquelette » de caractéristiques garantes d’intégration sociale.

Pour Benasayag, l’objectif est donc de trouver le moyen de s’émanciper de cette doxa pour renouer avec la part existentielle de la vie. Loin de prendre le parti de la pleine conscience bouddhiste, sur laquelle il ironise en ce qu’elle mènerait à la contemplation et donc à l’inaction, il nous invite préférablement à repenser notre rapport utilitaire au temps. Dans une société qui nous incite à appréhender tout processus comme une étape péniblement nécessaire à la réalisation d’un but, il nous propose au contraire d’éprouver pleinement le chemin. Après de nombreux écrits et travaux sur le sujet, il a publié un essai intitulé « La singularité du vivant » La vie serait d’abord motricité, mouvement, un mouvement contre la mort. C’est visible à l’œil nu pour la plupart des espèces animales, mais les plantes aussi se meuvent, que ce soit par tropismes (réactions à des modifications du biotope, comme la course du soleil), par mouvements rapides ou par migrations : Poussées par la hausse de la colonne de mercure, de nombreuses espèces animales et végétales gagnent des altitudes ou des latitudes plus élevées, où elles bénéficient de conditions favorables à leur développement.

L’approche technique de la vie et de son éventuelle reproduction artificielle, impliquant épistémologiquement un découpage et une réduction progressive du phénomène à ses composants les plus élémentaires (le « monde lego modulaire»), masque très vite cette évidence : pour qu’il y ait du vivant, il faut qu’il y ait un corps en permanence au seuil de la mort, de l’immobilité définitive. Or, l’approche réductionniste classique échoue à rendre compte de cet état global dynamique. A l’idée d’un pur algorithme vivant, d’un pur vivant informationnel, il faut confronter ce principe simple et profond : un environnement est nécessaire, qui définit les modalités du « combat » contre l’immobilité définitive, et il faut un corps pour « incarner » ce combat. Il faut donc faire attention concernant la désacralisation du corps, le réductionnisme ambiant touchant aux phénomènes de l’esprit, le transhumanisme d’aujourd’hui, etc. Le travail de Miguel Benasayag est ancré dans la vie en tant que phénomène de proposition d’épreuve et son point de vue est situé sur une ligne de crête entre science et morale. Il nous confronte alors à un doute précieux en ces temps numériques : la question du vivant est-elle scientifique ou plutôt morale et politique ? En particulier, si les artefacts peuvent se naturaliser au point de subsister seuls dans leur environnement, alors sur quelles bases morales leur serait-il accordé d’être déclarés vivants ? Avec quelles conséquences pour l’humain ? …

Mais nous pouvons ajouter à cela que notre rapport à la nature se transforme et celle-ci devient une ressource utilisable (dans une démarche utilitariste à la Bentham) qu’on peut épuiser à sa guise, étant donné qu’il n’y a plus de relation affective avec celle-ci. Plus de résonnance, comme le nommerait Hartmut Rosa. Un rapport au monde vide mais disponible

 

Cela étant dit, nous arrivons alors à une problématique politique importante : 

En prenant en compte les propos au-dessus, nous pourrions voir surgir une idée réactionnaire d’un retour à une époque révolue où le groupe était clairement identifié et à la fois géographique (sentiment d’appartenance nationaliste, ou régionaliste fort) et religieux (majoritairement dans nos contrées judéo-chrétiennes). Mais nous tomberions là dans une dynamique qui favorise encore le même public et écrasant toute minorité qui tente de trouver une situation pour pouvoir simplement exister légitimement.

Nous sommes à une époque où internet a permis à toutes les minorités de pouvoir apprendre qu’elles ne sont pas juste des personnes disparates en souffrance de manière isolée, mais que chaque personne vivant une souffrance par leur appartenance à une minorité appartient à un groupe partageant le même vécu. Les mêmes problématiques dont il est à la fois légitime et vital de pouvoir les exprimer et les faire stopper pour que chaque personne puisse vivre dignement et librement.

Dès lors, ma première réaction a été de me dire, qu’en tant que personne appartenant à de nombreuses catégories privilégiées, mon discours qui pourrait minimiser ces luttes ou créer un sentiment de souhait réactionnaire, qui serait à l’opposé de ma démarche, ne serait pas particulièrement légitime. Et qu’il serait bien plus pertinent de laisser chaque minorité choisir et définir quand on peut penser à un autre commun plus large, une fois que leur combat sera reconnu comme légitime et important. Puis, je me suis questionné sur l’un des buts principaux de ce site : poésie sociale, qui est justement de tenter de repenser les relations dans un cadre plus apaisé, dans le contexte présent. 

 

Les critiques possibles

Une telle vision n’est pas exempte de débats. Certains pourraient reprocher de minimiser la dimension positive de l’identité, notamment pour les groupes qui luttent contre des discriminations. L’affirmation d’une identité peut être, dans certains contextes, une arme de résistance et un levier d’émancipation. D’autres soulignent que le « sentiment de soi » n’échappe pas complètement aux déterminismes sociaux : nul ne se construit en dehors de la culture, des normes et des influences extérieures. Mais la force de la pensée de Julia de Funès réside précisément dans sa capacité à pointer le danger de la sacralisation identitaire et à rappeler que la liberté ne se réduit pas à la revendication d’appartenances.

Au-delà de la critique, Julia de Funès ouvre des perspectives motivantes. Elle nous défie de ne plus nous contenter de dire « je suis » comme si cela suffisait à définir notre existence. Elle insiste sur l’importance de l’authenticité vécue, non comme une abstraction, mais dans les actes concrets. Elle replace la liberté au cœur de l’expérience humaine : être soi, c’est résister aux injonctions et refuser de se soumettre aux carcans imposés. Enfin, elle nous rappelle que cette quête n’est pas purement individuelle : chaque choix identitaire a une conséquence sur le vivre-ensemble et appelle à une éthique de responsabilité.

 

Une voie pour avancer

Prendre au sérieux la pensée de Julia de Funès, c’est accepter de se mettre en mouvement. Cela suppose d’abord de questionner nos identités reçues, culturelles, sociales, familiales, afin de distinguer ce qui nous nourrit de ce qui nous enferme. Cela suppose ensuite de cultiver le sentiment de soi, c’est-à-dire l’expérience intime d’être aligné avec ses choix et ses actes. Cela appelle enfin à agir : ne pas rester spectateur de sa vie, mais devenir acteur de son devenir, en se donnant la possibilité de se réinventer sans cesse. Cette démarche n’est pas incompatible avec le vivre-ensemble. Au contraire, elle invite à préserver l’universalité comme horizon commun, condition nécessaire pour dépasser les clivages identitaires. Loin d’être une essence figée, l’identité devient alors un chemin : un processus de transformation qui se nourrit des rencontres, des expériences et des choix.

 

Conclusion :

La pensée de Julia de Funès sur l’identité se déploie ainsi en deux temps : une critique des impasses d’un concept survalorisé et une ouverture vers un horizon plus fécond, celui du sentiment de soi. Elle ne nie pas l’importance des appartenances, mais elle met en garde contre leur rigidification. Elle nous propose de substituer aux étiquettes le souffle de l’action, à la fixité des postures le mouvement de la liberté. Être soi, selon elle, n’est pas coller à une définition : c’est se construire dans l’action et se réinventer au fil du temps. Nous avons, en tant que personnes, un besoin important d’appartenance, autant envers nos relations humaines qu’envers notre relation avec le vivant. Plus le cadre dans lequel nous nous identifions est large, plus on peut trouver dans notre entourage réel des personnes qui peuvent y prendre part. De plus, plus le cadre est large, moins il devient normatif et un carcan qui impose des limites rigides. Néanmoins, pour que cela fonctionne réellement, il est tout aussi fondamental de rester dans une dynamique inclusive qui permette à chaque personne de pouvoir vivre et exprimer sa singularité de manière sécurisée et harmonieuse. Et pour cela, la question de la construction sociale, en tant que relation vivante harmonieuse, ne pourra se faire en opposition avec les multiples formes de luttes qui offrent enfin la possibilité à chaque être vivant de pouvoir vivre dignement et singulièrement. Cela nous pousse et nous amène donc à la construction d’un nouveau imaginaire de la relation

 

 

Sources : 

  • La Fabrique de nos servitudes, de Roland Gori
  • La singularité du vivant, de Miguel Benasayag
  • Le développement impersonnel de Julia de Funès

 

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